Marcel Aymé s’est toujours moqué des étiquettes. Ce sont les intellectuels soumis et prudents qui craignent de passer pour réactionnaires. Dans le domaine des idées, Le Confort Intellectuel a produit quelque trouble.
Roger Nimier.
« Pour un bourgeois qui veut être considéré dans son monde, la grande affaire est de passer pour un original. »
– Oh ! Je ne vous demande rien. Je voulais simplement dire que je trouve absurde et qu’il est réellement absurde d’en arriver à considérer un comportement sexuel, quel qu’il soit, comme un critère artistique, littéraire et, supplémentairement, de lui attribuer une signification sociale et une portée revendicatrice. Sans vouloir considérer le point de vue moral, duquel il y aurait à dire aussi, c’est bien là le signe de cette démission du jugement dont je parlais tout à l’heure. Voyez où nous en sommes. Non seulement nous trébuchons à certains mots usés ou encrassés ou dévoyés par cent cinquante ans de romantisme, mais les mots qui ont gardé leur destination précise contribuent aussi à nous induire en erreur. (…) Il y a des gens qui se figurent que toutes ces sottises où nous nous enlisons sont simplement la conséquence de certains snobismes. Hélas ! comme on voudrait pouvoir leur donner raison ! Pour ma part, je ne suis pas ennemi du snobisme, au contraire. Il y a dans cette libre et bénévole propagande au service des idées une bonne part de frivolité et d’instabilité qui en assure le renouvellement. Un snobisme chasse l’autre, dit-on très justement ou plutôt disait-on. Le malheur est en effet que depuis une trentaine d’années, il n’existe plus véritablement de snobisme. Ceux qui semblent encore préposés à cette fonction ne possèdent plus les vertus nécessaires de frivolité et d’instabilité. Ils prennent tout très au sérieux et ne gardent plus par devers soi cette légère réserve d’ironie qui permettait autrefois d’oublier et de repartir. Ils s’emballent et c’est pour la vie. Dadaïsme, cubisme, futurisme, surréalisme et autres découvertes n’ont pas été pour eux des engouements successifs et passagers. Ce sont des acquisitions définitives de la sensibilité bourgeoise.
– Donc, des enrichissements.
– Non, des appauvrissements. Toutes ces machines en isme, qui auront été une dégradation accélérée du romantisme, conduisaient fatalement à ce résultat de confondre les impressions, de ne plus pouvoir différencier les sensations ou les sentiments qui, séparés délibérément de leurs références intelligibles, n’étaient plus qu’un magma sur lequel l’homme se trouvait sans prise. On ne s’enrichit pas et on n’enrichit pas sa sensibilité en disloquant et en détruisant des moyens d’expression laborieusement édifiés au cours des âges et qui sont les vraies richesses de l’humanité. C’est une erreur de croire qu’on peut penser mieux et plus fortement qu’on ne s’exprime. Ce qui reste à l’intérieur de nous-même, à l’état potentiel, n’a pas d’existence et ne constitue pas une force. Et quand on pense pauvrement, on sent pauvrement aussi, ou alors il faut admettre, et on ne s’en prive pas, que la sensibilité du sauvage est supérieure à celle du civilisé et celle de l’animal supérieure à celle du sauvage.
Marcel Aymé, Le Confort intellectuel (1949), Flammarion, Le livre de poche, 1973.