« J’ai vu une chose horrible, qui dépasse en turpitude les mondanités. J’ai vu des ouvriers devenir bourgeois. »
« De mes enfants.
Je ne suis fort qu’en dehors de la petite blessure qu’ils peuvent se causer d’un moment à l’autre. En vérité, je ne suis fort qu’avant le malheur. Je serai d’autant plus faible dans le malheur que j’aurai été fort avant lui. Chaque jour qui passe sans malheur est une fête pour la tragédie, qui n’est que la représentation du malheur, non le malheur même.
Le plus gros risque que je pris dans ma vie fut celui de faire des enfants. Puisque le risque de les faire naître est aussi celui de les voir mourir.
J’écris en recréant les conditions d’intensité du pillage. Je profite de la grande absence du malheur et de la mort, je profite aussi du sommeil de la vertu en moi pour m’introduire furieusement dans mon être et y allumer les feux de l’enfer, pour dérober à la vie l’or interdit. Écrire, c’est-à-dire produire une œuvre insoutenablement vivante avant la mort à tout instant possible. Faire l’usage le plus immodéré du temps pendant que le malheur ou la mort n’arrivent pas, écrire. Et pourtant le malheur et la mort sont annoncés, ils sont presque là, ils s’approchent, parfois ils foncent, mais dans ce qui les sépare encore de moi, écrire, détruire, orner, vite. Tout ce que j’ai créé, je le dois à chaque moment de ma vie où le malheur et la mort se sont retenus d’arriver, et où j’ai eu peur. Toute phrase effroyable est tributaire de la plus lourde menace.
En littérature, aller jusqu’au bout de soi-même, cela ne signifie pas s’obliger à dire des choses auxquelles on serait bien incapable de donner un commencement de réalité. Dans mes livres, je n’accable pas l’enfant, pour la simple raison que j’aime les miens, et que l’enfance est le seul état de la vie qui ne m’inspire aucune mauvaise pensée. Aller jusqu’au bout de soi-même, c’est donc saisir celui de ses rêves qui a quelque rapport avec l’obscur désir de le matérialiser, et l’explorer sans relâche jusqu’à découverte d’un possible délivré de ses chaînes. C’est l’expérience de la sincérité totale et l’inventaire inlassable des sens, plutôt que la manie d’inventer le scandale. On peut me croire : dans mon œuvre chaque crime correspond à un moment de mon esprit où l’envie de tuer était conscience de pouvoir tuer. »
« Solitaire, la démesure ne prend aucune part à l’oppression. La démesure est l’ennemie des nombres et les nombres oppriment. À la base de la mesure, il y a toujours une série d’opérations simples, arithmétiques ou verbales, s’enchaînant les unes aux autres, et aboutissant à des combinaisons agglutinantes, à des sommes sournoises capables d’engendrer dans l’instant les formes les plus complexes d’un système, d’une statistique, d’un appareil monstrueux et glacé applicables à tous. La mesure est un instrument de masse, fait pour elles, et qu’elles appellent. Il est bien vrai que la démesure peut conduire au crime, mais les crimes de la démesure sont éclatants, d’une visibilité sans bornes. La mesure ne conduit qu’à des crimes parfaits, des crimes administratifs, au cœur desquels la vie « peut continuer », « insouciante et libre ». Le propre de la démesure est d’être visible, elle dévoile violemment le réel, ou plutôt cette part du réel que le commun des hommes ne veut pas voir. Comment se fait-il alors qu’elle soit le contraire d’une impudeur ? Comment se fait-il qu’au plus fort de la démesure, nous ayons conscience de n’avoir rien livré de notre mystère ? La mesure, elle, bénéficie de la discrétion qui s’attache à toute vie rampante ou bactérienne. Mais comment se fait-il alors qu’elle soit si impudique ? Comment se fait-il que devant la mesure, nous soyons choqués et écœurés à tel point que nous nous demandons si ce n’est pas une odeur de mort qui parvient jusqu’à nos narines, l’odeur des profondeurs qui ont pourri par omission ; si, sous nos yeux, éclairé d’une lumière louche, ce n’est pas le tableau d’une âme rongée par le mensonge qui émerge soudain d’une glu d’ombre ? »
« On comprend maintenant pourquoi le démesuré est un désespéré, et pourquoi son désespoir est une vibration. La « joie », chez le démesuré, c’est cette certaine façon qu’a le désespoir de se mouvoir dans toutes les parties du corps, de les pincer et de les mordre, de se projeter avec elles dans les impasses où le mène le battement sourd, irrégulier, croissant du sang. Tant pis pour la profondeur du chant, si l’impasse est là, et que la mesure la consolide. Mais tant mieux puisque l’impasse engendre un chant profond contre lequel la mesure ne peut rien. Si le démesuré cherche une vengeance en rapport avec les humiliations que la mesure lui a fait subir, c’est en ne mourant point troué qu’il l’accomplira. C’est en préparant en hâte, à travers les entreprises illimitées, ce moment où il mourra serré, compact, avec le sentiment que tout ce qui fut lui, jusques et y compris l’échec, et même l’insatisfaction d’où ses affreux désirs divins ne sortaient jamais, que tout cela qui fut lui trouva à chaque moment donné son utilité dans les grands convertisseurs spontanés de vie, son issue quelque part dans la créativité sans morale ni remords ni déchets. C’est alors que le rire final s’engloutit dans le néant et que la dernière image éblouissante est une convulsion séminale tout empourprée de sang et recouverte à fond de train par des crépuscules de rage. »
Marcel Moreau, Le chant des paroxysmes, Buchet-Chastel, 1967 (épuisé).