Chronique Erreur 404, publiée le 3 décembre 2017 sur Profession-Spectacle
Lundi
Alors que je me pose la question d’organiser un peu le foutoir que représentent plus de 20 ans de notes éparpillées çà et là, je retrouve un texte écrit en décembre 2010. Considérant la liberté de ton offerte sur ce magazine comme une incitation à m’en servir, je vous le propose, comme un début d’explication de ce que je fais là. Parce qu’il faut l’admettre, celui qui vit dans ses mondes écrits relève souvent le nez du pont avec la vague nausée d’une traversée qui s’est faite sans lui : qu’est-ce que je fais là ? Peut-on raisonnablement demander à quiconque de prêter attention à nos observations extérieures alors que nous n’avons donné aucune clé intime pour en comprendre la source ? Je ne peux donner un avis extérieur : je fais partie du tout.
Cinq ans, pratiquement jour pour jour, que j’ai ouvert un blog. Bien sûr, aucun article stable, j’ai biffé rageusement beaucoup des premiers, retrouvé, redoré quelques rares, exécuté sommairement ceux qui ne passent pas l’année, trahissent ou ralentissent la progression, et j’ai constamment interrogé la pratique même de voir pousser cette excroissance rapidement indispensable. Depuis cet été, s’installe l’impression de poser un point final à chaque nouvelle note postée. Sensation de se rapprocher du silence, et paradoxalement du monde. Lorsque la pente empruntée nous fait l’extrême honneur de confirmer une nature dont je n’ai pas terminé de cerner l’origine, lorsque nous sommes brutalement assurés d’être parfaitement là où l’on appartient, il devient urgent, vital, de s’occuper du reste. Et d’assumer pour un laps aussi court soit-il, que les ténèbres, découragées, nous ont quittées honteuses de n’avoir pas mieux à proposer.
Mardi
Mais je me rassure : il me restera toujours la colère, et le regard.
Il y eut des rencontres et des désastres. Des lecteurs perturbés, incapables – et qui les en blâmerait s’ils n’ont pas eux-mêmes souscrits à l’expérience – de saisir qu’une plume est libre et surprend souvent celle-là même qui la tient, et n’a jamais pour but de la définir comme personne fréquentable aux dîners de famille. Rien n’y suffirait, et nous disparaissons si vite.
J’ai toujours eu un reste de cœur permanent, je persiste.
Mercredi
Depuis ma tendre enfance, percutée par la flagrante dissolution du sens et le décalage funeste entre la médiocrité des cœurs atrophiés et la violence de mes élans cherchant sans répit la rédemption dans les mots de génies, j’ai voulu vous forcer à les entendre, à les retrouver, les découvrir, j’ai tenté de tout élever à bout de bras, moi incluse, afin qu’enfin ces deux mondes se rejoignent et entrent en collision, qu’un seul ne subsiste, auquel je me résignerais. Ce n’était pas si simple, je l’appris souvent à mes dépends.
Rien n’est plus grisant que la découverte de son erreur, d’une brèche dans son propre raisonnement qui entrouvre un espace inconnu bien qu’immédiatement familier, évident. Rien ne m’est plus exaltant qu’un livre, car c’est souvent un livre, ou un être, qui confirme en un instant, une phrase, un ton de voix que je suis avec lui une de plus sur la route. Tant pis pour la connotation mystique, après tout qui niera que nous sommes parties d’un ensemble ?
Jeudi 30 novembre 2017
Je suis pratiquement certaine de mon échec à me taire. La seule promesse que je me suis jamais faite est d’être ici pour rester.
Je crois me souvenir que j’ai écrit cette intention, il y a sept ans, sur un ancien blog d’expression fermé depuis 2012. J’ai essayé d’aller contre cette promesse, et je suis partie de mon nid digital confortable pour m’occuper du terrain : j’ai surtout beaucoup travaillé pour les autres, depuis 5 ans, dans l’espoir d’enterrer tranquillement tous mes élans d’écriture, de la même manière qu’à 20 ans, j’ai arrêté le théâtre après douze ans, c’est-à-dire toute ma vie la plus précieuse, celle des fondations qui vous tiennent même contre votre gré. Les miennes s’étaient bâties sur de petites scènes, devant une petite audience, celle qui me manquait cruellement auprès des personnes que je pensais les plus chères, mais qui protégeaient des traîtres.
Cela ne fonctionne pas. Je ne suis pas faite pour me terrer, je ne sais pas vivre sans une audience, même réduite, sans « ce seul qui écoute » pour qui chantait Orphée. Me voici donc, grâce à la bienveillance de Pierre Monastier, de retour devant une salle dont je n’ai pas, au préalable, compté les sièges pour la prendre ou non au sérieux : chacun de nos gestes compte. Je pensais qu’il était temps que je vous dise un mot. Si vous en êtes, je m’engage à vous montrer quelques pépites fondamentales trouvées en chemin, en balayant la boue de tous les gadgets de pensée aberrants qui engorgent le tamis. Je n’irai ni sur le terrain de la politique, ni sur celui du journalisme ou de la sociologie, n’ayant aucun goût ni compétences pour ces systèmes. Sur la seule foi en ma propre colonne vertébrale, qui ne sera jamais la vôtre, vous me trouverez en train d’émettre des signaux, « au cas où ». Comme de vieux loups blessés avant l’âge, vous pourrez de temps en temps les apercevoir, échanger un regard et savoir que tout est dit.
Vendredi
Il est temps de ressortir mon Michelet, d’ailleurs.
« Mon « travail » sert peu au monde présent. Le présent est préoccupé, peu capable d’entendre, comme assourdi d’une pensée… L’idée fixe domine. N’étant ni fou ni fanatique, il faut rester à part, il faut attendre. Non pas attendre en attendant, comme disent les mystiques, attendre en produisant toujours. Produire et conserver. Sous le règne de l’idée fixe, le dépôt du bon sens. Produire et conserver, dans l’oubli où le monde est de son passé, le lien des temps, ce lien ni nécessaire, cette chaîne vitale qui du passé mort en apparence fait circuler la sève vers l’avenir… Donc ma vie est tracée. Peu de succès, n’importe. Que je sois le lien des temps ! Sous le règne de l’idée fixe qui tout à l’heure va envahir le monde, je reste là pour protester au nom de l’histoire et de la nature, la nature éternelle qui reviendra demain. Mon droit, c’est ma sympathie impartiale pour les temps et pour les idées, le grand cœur que j’ai eu pour tous, le droit le plus sacré : l’amour*. »
* Jules Michelet, Journal, 2 septembre 1850