À propos de Une vie en l’air, de Philippe Vasset (Fayard, 2018)
« Qu’est-ce que je fais là ? », se demanda-t-elle, arrivée au pied de la rampe de béton précontraint.
Elle terminait un mauvais apéritif orange conditionné en petites bouteilles façon champagne, et dans l’habitacle de sa Ford rouillée montait la fumée d’une Rothmans consumée par défi.
« Ce grand cirque ne dépend pas de moi », maugréa-t-elle en claquant la porte. Ses cheveux ayant poussé sans soin depuis plusieurs mois où elle s’affairait à régler le chaos des internets, la pluie ne la dérangeait pas.
Maintenant, c’était une autre histoire : elle était devant la rampe de l’aérotrain, bolide chromé qui n’avait jamais vu le jour et dont la destinée était de reformer la France, d’annuler la Beauce comme disait Philippe, et elle attendait que bruisse l’objet posé là par des fous, jamais ôté des champs, sans doute pétri des rêves promis et des détestations, muet et borné, défiant celle qui demanderait sincèrement un accès vers la fomentation des complots internes les plus dangereux. Cela faisait beaucoup, sonnait trop long, pesait son poids.
Sur le siège avant, empoussiéré par la dernière balade dans les carrières, patientaient en quinconce Une vie en l’air, Un livre blanc et Carte muette de Philippe Vasset… cet ingénieux insaisissable. Il l’avait plantée là le week-end dernier, de passage dans son coin, plantée poliment, fermement. Avec la douceur asociale déterminée de ceux qui se sont inlassablement employés à déplacer les indices de réussite modernes. Elle n’en saurait pas plus, ne serait pas son amie, n’aurait pas fait baisser sa garde. Ces fâcheux accidents se produisaient encore.
Habituellement, dans son théâtre intime où elle parlait seule et bien fort, tous lui cédaient, elle s’en trouvait donc décontenancée, mais pas démissionnaire.
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Il avait mis le doigt sur une faille profonde, enduite à la va-vite par de la bonne littérature enfouie maladroitement, bourrée dans la fissure sans trop de façons, et assez peu de patience. La pâte collée était certes compacte, mais se faisait déloger en bloc à la moindre secousse prononcée, provoquée non loin de son espace vital. Elle se savait depuis longtemps bonne à colmater son barrage sans découragement, non sans entretenir un dialogue continuel furieux avec l’invisible, mais elle n’avait jamais réellement pris conscience de ce qu’elle faisait. Une attitude bravache et remontée qui ne se négociait plus, certes, mais dont elle avait perdu la carte des origines, l’empoignait sans relâche et se chargeait de la tenir dans ce foutoir brumeux où, bientôt, elle craignait de ne plus voir arriver les menaces d’assez loin. Elle toucha la mousse sur le pilier, trouvant le contact déplaisant, froid et gorgé. Elle n’avait décidément pas besoin de toucher, ce sentimentalisme tactile n’était pas son domaine. Empoissée du trac de celle qui épie sans assurance ce qu’elle feint de vouloir, elle fit marche arrière et revint en ses lieux. Le livre suffisait souvent, quoi qu’en disent les faux-culs de la sortie thématique imposée « à la recherche de soi-même ».
Ma vie en l’air lui avait bien offert un effet plus réel que cette fameuse discussion qu’on n’a pas, non, avec la connaissance qu’on croise deux heures par mois ou en prenant une mine compassée alors qu’on s’ennuie dans les bois. Pas même en touchant un vieux pilier de ciment en plein champ de betteraves. L’effet produit ne fut pas celui du meilleur récit de l’année puisqu’elle n’avait pas vraiment la gueule d’une manutentionnaire des nouveautés, pas plus de celui qui l’aura le plus marquée : elle manquait de places en surface pour supporter ces cicatrices en latex de drama queens de l’enthousiasme. Cette lecture fit plus sobrement effet de révélateur d’un point de ralliement personnel qui, si elle en croyait les meilleures descriptions de cet étrange état d’alerte que procure la lecture d’un allié, n’était pas si évident que cela.
Lui monte sur des rampes abandonnées qui deviennent son balcon en forêt, cartographie les réseaux souterrains qui apportent aux solitudes multipliées la dose toxique des états d’un monde qu’elles n’auront pas l’heur de savoir qualifier, réaffecte les bâtiments en friche pour les doter d’une lumière amie, guidant les pas de côté, comble le blanc suspect des cartes en allant voir là où l’on dit qu’il n’y a rien. En résidence à la Villa Médicis, il s’enfuit sur les chantiers de construction pour obtenir les meilleurs points de vue, à Paris il n’est pas souvent où son portable borne et s’il ne s’invente pas une existence nomade qui se satisferait de baies cueillies en chemin et de granges empruntées pour la nuit, on le comprend vite : en dépit de ses sentiers littéraux, Philippe Vasset ne donne pas le chemin qui permet de le trouver, lui.
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Il écrit pour ne pas être exproprié de ses terres mentales. Où qu’il se trouve, quoi que vous lisiez, il est déjà loin et perpétue sa circonscription obstinée du monde qui le désintègre. Jalousement, il déploie son aptitude à habiter partout plutôt qu’à vivre (comme il le dit, si vivre n’est pas son problème fondamental puisqu’il existe des logements pour cela, habiter devient bien son histoire).
Bien sûr qu’il est déjà loin. Vous le sentez confusément à mesure que votre propre carte s’écrit, que votre géographie vous susurre « méfiez-vous ! méfiez-vous d’être exaucés ! » ; Seul, n’avez-vous pas tout fait pour le demeurer ?
Une latence de trop, une souche sur la route a fait valdinguer votre bagnole, vous fumez dans le ravin en vous demandant bien qui pourrait venir. Les rats, les loups ? Un truc avec un peu de gueule dans ce bon silence gênant alors que rien n’est grave. Non, pas grave, de la tôle froissée, quelques cotes démises. Un peu d’urine sur le pantalon qui fera rougir le rare passant tout occupé à sa propre apoplexie dont vous ne voyez pas encore les coutures.
Philippe est passé par un autre chemin, et il ne vous attendait pas. Vous n’avez pas vu la souche, et baissé la garde. Recommencez. Échouez ailleurs.
À la lecture cristal de ces pages d’un obtus plus doué qu’elle, elle s’était sentie repossédée.
Elle ruait jusqu’à présent tête baissée sans reconnaître les panneaux, priant secrètement le hasard de ne pas la perdre et la faire arriver à bon port. C’en était bel et bien terminé.
« Et d’abord, j’en ai ras-le-bol de ce dénuement surjoué », pesta-t-elle en s’essuyant la main sur sa parka de mauvaise espionne russe. « Si je surjoue, je rate : ce n’est pas une option. Je ne perds pas, donc je joue. Si je joue, que ce soit inoubliable, une édition définitive de chacun de mes choix.
Il faudra que le monde entier remarque mes fureurs plus physiques que les vertus évanescentes des pleureuses à sauver le monde. On n’aime pas Freddy Mercury pour sa réduction d’empreinte carbone. Me font tous chier. Ce que j’aime et entends préserver du monde, je m’en vais leur imposer. »
La voie s’illuminait, les arbres, on l’aurait juré, se marraient.
Du spectacle. Ce putain de monde n’avait plus de spectacle à correctement habiter. Il ne lui restait à vivre que ce pauvre réel défiguré qu’il faisait semblant de mourir d’envie de sauver.
Ce serait sans elle. C’en était plié de la fausse commisération. Pour se sauver soi-même il faut chanter son monde sans se retourner lorsqu’il brûle. L’éreinter. Lui demander pardon et patience à la fois, lui promettre qu’on arrive. Qu’on est déjà là, sur le chemin d’à-côté, et qu’écrivant ce qu’aucun ne sait dire, on tiendra jusqu’au dernier.
Si tous, moi non – sourit Philippe Vasset. Mon livre ne va pas t’attendre, ni t’emmener. Il te dira comment je vais.
Chronique Si tous, moi non, publiée le 18 novembre 2018 sur Profession-Spectacle