Cette urne contiendra ce que l’univers n’a pu contenir.
Septime Sévère devant sa future urne funéraire.
Ce n’est pas le hasard, mais la finalité qui règne dans les œuvres de la Nature, et à un haut degré ; or, la finalité qui régit la constitution ou la production d’un être est précisément ce qui donne lieu à la beauté.
Aristote, Traité sur les parties des animaux.
Être informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles.
Georges Bernanos, La France contre les robots.
C’est la tragédie infinie des cons, qu’elle ne puisse jamais finir.
Serge Rivron, Octobre russe.
Le malheur des philosophes est d’avoir une biographie.
Pierre-Emmanuel Dauzat.
Imbéciles ! Oui, vous. Attendez un peu que je me débarrasse des crédits et nous allons nous dire deux mots.
J’indique ici les sept ouvrages qui ont subi mes assauts pour ce texte, et les éditions employées. Par suite dans le corps, les citations seront identifiées par leur auteur, et le numéro de la page de l’édition ci-dessous, sauf pour Sénèque dont je donnerai les références du texte source, suivant l’usage.
Ces ouvrages ont tous été lus dans un même mois, relus pour Storytelling et La Fausse Parole. L’ordre de leur indication étant celui dans lequel je les ai terminés, lisant souvent parallèlement.
Armand Robin, La Fausse parole, Le Temps qu’il fait, 2002.
Flann O’Brien, Best of Myles, Les Belles Lettres, 2011.
Serge Rivron, Octobre russe, Pluton éditeur, 2010.
Alain Leygonie, Les animaux sont-ils bêtes ?, Klincksieck, 2011.
Georges Bernanos, La France contre les robots, Le Castor Astral, 2009.
Christian Salmon, Storytelling, La Découverte, 2008.
Sénèque, La Vie heureuse, traduction de René Waltz, Les Belles Lettres, coll. Classiques en poche, 2002.
« Si je me sentais faiblir, j’inventerais un mystérieux ornement épistolaire : l’ante-scriptum.»
Flann O’Brien, p 234.
A.-S. donc : « Est-il surprenant qu’on ne parvienne pas au sommet, quand on escalade des pentes escarpées ? Si tu es un homme, admire jusque dans les chutes les grands efforts. » Sénèque, La Vie heureuse, XX, 2.
Attention, nous sommes bien d’accord que nous n’admirerons les chutes que des grands efforts. [note du lecteur moderne]
Il faudra que je compte combien de fois Georges Bernanos emploie le terme « imbéciles » conjugué ou non dans son traité La France contre les robots. Peut-être ce laborieux travail de fidèle a-t-il déjà été accompli quelque part, il faudra alors avoir la magnanimité de me le pointer. Lui n’aura eu recours à aucune métaphore animale pour nous qualifier une bonne fois pour toutes, que notre orgueil de créature à peine debout s’en relève ou non.
Il est vrai au demeurant que toute cette histoire est compliquée, il me plait pourtant de m’y sacrifier. Je vous regarde où je peux, vous ausculte, m’abreuve à vos sources d’autant de mauvaises boissons pour trouver dans ce dont vous êtes capables de pire, une constante qui viendra m’indiquer vos manques, vos béances, ce qu’il faudra envisager de réparer chez nous tous pour enfin toucher cette ébauche d’espoir de nous comprendre, et donc nous pardonner. Le répit, pour ce faire, recule.
Ce n’est pas un problème.
Aucune réconciliation possible ne se fera sans prendre à la racine cette immonde imbécillité, cette stupidité crasse qui n’est pas l’apanage des moins bien nés, ni même des non lettrés, loin s’en faut. Mais surtout de ceux qui ont oublié en chemin l’essentiel : le voyage et le corps, l’isolement des médias, le rire et son rapport aux bêtes. « Certes, il existe des catégories d’hommes prêtes pour l’abattoir mental. En premier lieu, les intellectuels. » Armand Robin, p 56.
« On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! la liberté n’est pourtant qu’en vous, imbéciles ! » Georges Bernanos, p82.
Car oui, vous aussi, vous êtes des imbéciles, et il faudra déjà l’avoir admis pour qu’on avance.
Moi ? Moi qu’est-ce que vous croyez, que je surgis des profondeurs, inengendrée et formée, la sagesse suprême, le Guide d’un désert d’insurgés ?
« Je ne suis pas sage et (que ta malveillance soit satisfaite) ne le serai pas. Exige donc de moi, non que je sois égal des meilleurs, mais seulement meilleur que les méchants ; il me suffit de retrancher chaque jour quelque chose de mes vices et de gourmander mes égarements. Je ne suis pas parvenu à la guérison, je n’y parviendrai même pas ; je compose pour ma goutte des calmants plutôt que des remèdes, heureux si les attaques sont moins fréquentes et les élancements moins forts ; par comparaison avec vos pieds, moi débile, je suis un coureur. » Sénèque, XVII, 3,4.
Mais je t’en prie, défie-moi et défais-moi. Au contraire, cela me fera plaisir de constater qu’en te trompant d’ennemi, tu te découvriras au moins une cause, cher lecteur. Mais avant toute chose écoute un peu ce qu’en disent d’autres, étonnamment éparpillés de par les siècles et les contrées, les parcours et la renommée, écoute et jure-moi qu’il n’y a pas au-dessus, autour, imprégnant les tissus, les prunelles, les tapis de motifs, un bon sens, une prière, une injonction, un conseil, une voix commune qui clame ou implore, témoigne, éclaire dans la pureté de son timbre : « Puisez en vous l’eau fraîche qui éteindra l’incendie ravageur de votre bêtise ! » Nous ne sommes pas nés stupides, nous avons entretenu par paresse ce fléau moqueur, contaminés lors de nos rapports consentis, ou non, dans une mauvaise hygiène. Cette bêtise qui rend triste, froussard et mauvais comme la petite teigne qui ne tue pas mais fatigue, use jusqu’à la moelle celui qui sait et voudrait avancer. Il faut sans cesse attendre que les bêtes aient fait leurs bêtises, par eux-mêmes, quand on est déjà passé par là et qu’on sait que c’est vain, mais qu’ils nous retiennent, pour qu’on assiste lassés, furieux, à leur chute prédite. Puis ils se relèvent pantelants, avec un rire nerveux, et consentent à nous accorder de reprendre une route qui entre temps n’en finit pas de s’allonger devant nous. Un jour alors nous n’attendons plus, et les points vibrants qu’ils forment derrière nous comme autant de mirages, leurs clameurs assourdies, balayées par les vents nous rappellent parfois, un pincement au cœur, comme nous fûmes ensemble, lorsqu’on était plus lents. Pris de pitié, pour nous-mêmes souvent, nous rebroussons et tendons à nouveau une main. La perspective s’inverse, et de l’autre côté de la main nous sentons que peut-être, nous sommes de ceux qui sont allés trop loin.
« À la différence du chien (un chien normalement éduqué) qui te fait une confiance totale, pour lequel le rapport de maître à dominé est totalement codifié, le loup garde toujours une distance. Il t’observe, il essaie d’entrer dans ton monde… Une fois, j’étais dans le jardin en train de lire, le téléphone sonne dans la maison, je pose mon livre pour aller répondre. Quand je reviens, le bouquin a disparu. Le bouquin, la louve l’avait enterré à l’ombre du marronnier, à l’endroit où, la terre étant plus fraîche, plus facile à remuer, elle enterrait le surplus des têtes de moutons que je lui donnais à manger. En enterrant le livre, elle avait enterré ma tête de mouton. » Raoul Lopez, cité par Alain Leygonie, p 38.
Trop tard pour ceux qui restent, cette fois-ci, le bus a démarré et s’élance à travers la Pologne. De la même façon que face à l’animal nous ne savons pas, et ne pouvons savoir qu’au terme d’une observation sage, obstinée, détaché de soi-même au degré de l’oubli qui intime une focalisation surnaturelle, de la même façon la connaissance d’un autre séparé par la langue, se fera surtout dans l’immersion en ces blocs érigés autour de son corps perdu, construits dans une eurythmie propre à son passé, son tracé et les temps, les cieux, l’occupation au sol sous des fuseaux qui mangent ou recrachent des heures et permettent enfin le flottement, la perte légère des contrôles qui nous rendront perméables à la beauté altérée, décalée de nos tempos habituels. Il faut y aller pour savoir.
« Mais si l’on n’a pas la chance que le vent d’un octobre en Russie s’engouffre et ranime en nous jusqu’au plus infime de nos atomes, on reste condamné à ne voir jamais dans l’évidence que la banalité. C’est terrible. » Serge Rivron, p 110
La Russie, en octobre, après l’effondrement des Twins. Moscou, avec des vrais morceaux de Lénine dedans. Une vraie poupée russe que cette troupe de théâtre franco-russe dans le livre, qui s’interculture comme elle peut, sous les yeux de Nilda Fernandez avant sa Métamorphose en mite, qui vaudra à l’auteur des réprimandes acides.
« Moi : L’hiver approchant à grands pas, il y a de plus en plus de spéculation sur l’issue du combat titanesque qui se déroule en Russie. Dans cet étrange et lointain pays, des masses énormes d’hommes et de métal sont inextricablement liées sur un front qui va de la mer Noire au lointain isthme de Carélie, un arc qui embrasse une grande diversité de terrains et même de climats. Quand le Führer lança des divisions Panzer à l’assaut de Smolensk et monta la vaste opération en pince dont le point culminant fut la sanglante boucherie du Dniepr, de nombreux observateurs prédirent que la guerre serait longue. Le général Koniev, grand stratège responsable des succès alliés en Moravie, avait déplacé des forces considérables sur l’axe du front, où la « pince du crabe » se tournant vers le sud, avait porté le Sturm und Drang de la bataille en des lieux nouveaux et inattendus. Le …
Le bon peuple d’Irlande : Il doit y avoir quelque chose qui cloche, c’est sûrement l’éditorial.
Moi : Bien sûr.
Le bon peuple : Mais…
Moi : Oui, désolé : il y a quelque chose qui cloche. Mon blabla est mal placé. Un crétin a fait une connerie. » Flann O’Brien, p 94.
Désolée, tu es entré trop tôt, Flann, ce n’est pas encore à toi. La répétition n’est pas encore au point, mais tous travaillent avec enthousiasme et entraide. Il faudra pourtant en laisser derrière. Être encore celui qui repart.
« Pauvre Sacha ![…] Il est jeune, à peine trente ans, mais il est russe – et sa jeunesse et son talent ressemblent à ceux de tant dans ce pays, leur histoire ravagée d’alcool et d’espoirs éteints, leur présent laminé par l’ennui et les illusions déjà perdues de la liberté retrouvée, leur avenir d’avance écrasé par la cupidité et la course au plaisir. Détestable bilan d’un détestable siècle. » Serge Rivron, p 85.
Serge l’œil rivé et qui voit. Un journal qui accompagne ses pas soutenus par l’alcool et l’abondance généreuse de la bonne chère des Russes qui reçoivent pour donner.
« – Comment ! toi, diras-tu, tu donnes pour recevoir ! – Non, pour ne pas perdre. » Sénèque, XXIV, 2.
Frayer dans toute sa fausse simplicité, n’oublier aucune icône, aucune voix d’ange surtout celles passées sous silence, s’adresser à ceux qui vous liront demain, peut-être dix longues années plus tard lorsque tout sera recouvert, patiné d’une distance onirique, d’une brume des grands soirs aux orchestres mécaniques qui se remettent soudain en marche, entonnant une musique qu’on croyait envolée à jamais. Un homme qui marche, arpente, hume et rougit de la violence des glaces puis qui revient et s’arrête, nous regarde marcher dans ses pas dessinés.
« Encore ne te parlé-je que de sites archi-connus, je pourrais t’en réciter des dizaines, d’autres lieux, des rues fraîches qui longeaient des chefs-d’œuvre de l’architecture Renaissance que j’ai oublié de visiter ; des ramblas si typiquement catalanes, ou andalouses, ou madrilènes, dont je n’ai su l’existence que parce que j’allais y acheter des melons et des graines pour le canari de ma logeuse ; des coursives, des terrasses écrasées sous des soleils de plomb ; même un parking d’une des cités Nord de Marseille dans la glaçante lumière d’un après-midi de février ; la puanteur d’une fromagerie qui donnait sur l’escalier de bois d’un immeuble du 15e où j’ai passé ma première journée à Paris. Pas un endroit, pas une place que le Guide du Routard n’aurait sali. Pas une ville qui n’ait pris sens que de la mesure de mes ignorances et de mes pas. » Serge Rivron, p 92.
Une chronique loin des journalistes, si pleine de sens, si éloignée du scoop, bienveillante, souvent drôle, qu’on prendrait pour heureuse si l’on ne connaissait pas les gerçures des vies d’hommes qui tentent de rester nus sous la bise glaciale.
« Nous nous sentons vivants parmi tant de malheureux qui déjà ont la ressemblance des morts, et c’est vrai que nous sommes vivants, si c’est vivre que respirer encore. » Georges Bernanos, p 161.
Une chronique, donc, qui ne trouvera pas d’éditeur. C’est qu’il faudra toujours se battre, n’est-ce pas ? Ce n’est pas assez d’écrire pour les imbéciles, quand bien même le grand Georges se défend bien d’écrire pour eux, quel choix de lecteurs aura-t-il aujourd’hui ? Et pour toi, Serge, cela ne suffisait pas de défendre un projet au pays orthodoxe où tout est déjà passé, d’en écrire sa mémoire, et tes justes impressions superposées sépia sur les façades rococo, non, il a fallu rentrer. Et connaître la misère d’un pays gangréné de plus jeunes que toi, hein, qui savent tout mieux que tout le monde et en font largement profiter les arrêts de pile épuisés des librairies fermées…
« Au siècle dernier, Joyce et Yeats étaient les deux seuls hommes de génie. Pour le reste, nous avons eu une infestation de vermines littéraires, une éruption de pustules contre laquelle, malgré toute la patience des scientifiques, aucun remède n’a encore été trouvé. Appelons-la si vous le voulez bien la « typo-ïde » ». Flann O’Brien, p 205
Flann ne parle pas de toi, Serge, et puis tu es trop vieux maintenant, tu es sauvé. Oh, tu peux la ramener d’ailleurs, cher Flann, on n’aura pas manqué d’oublier pour de bon, ou presque, tes frasques d’Irlandais insolent pendant la seconde guerre. Alors que tu voyais bien juste, toi aussi, sur les snobs des salons qui causaient gaéliques et surchargeaient les salles où l’on jouait des pièces incompréhensibles, en se pâmant comme il se doit devant elles.
Tu as eu une fort bonne idée, si je peux me permettre de la soumettre ici, au risque de te la voir dérober: excédé ou jovial — tu n’as pas indiqué l’émoti-conne par-devant ta logorrhée—, tu proposes un concept que Serge, lorsqu’il en aura assez de plaider douloureusement sa propre cause n’attendant plus qu’on le fasse, pourrait apprécier : « Eh bien j’ai décidé d’aller plus loin. Je me permets d’annoncer respectueusement mon nouveau recueil de vers intitulé Dépit envers Taurus. Nous avons décidé d’utiliser la fonte Caslon huit points sur du papier chasseur de dinde et une couverture en velours côtelé violet. Mais attendez la suite. Une fois le caractère choisi, il sera immédiatement détruit et AUCUN EXEMPLAIRE NE SERA JAMAIS IMPRIMÉ. Les serviteurs de la compagnie ne seront en aucun cas autorisés à réaliser ne fût-ce qu’une épreuve d’imprimerie. L’édition sera si limitée que mille livres ne suffiront pas à acheter un seul exemplaire. Voilà ma conception de l’exclusivité.
Le prix s’élèvera à cinq shillings. Ne poussez pas le ridicule jusqu’à me demander ce que vous obtiendrez en échange. Vous n’obtenez rien de visible ni de tangible, pas même une facture. Mais vous gagnez l’honneur de participer à l’une des expériences les plus audacieuses jamais menées dans mon laboratoire littéraire. » Flann O’Brien, p169-170.
Rassurez-vous, hommes de plume sans emploi, il reste à faire des « ménages », comme celui-ci proposé chez une clientèle sélective, « manieur de livres » pour que l’acheteur d’une bibliothèque flambant neuve pour frimer (n’oublions pas que cela se passe dans les années 40, on frimait encore avec une bibliothèque) puisse faire mine d’avoir lu tous ses livres :
« Chaque ouvrage est usé consciencieusement, d’abord par un manieur professionnel puis par un manieur émérite ayant à son actif au minimum cinq cent cinquante heures de pratique ; des passages appropriés sont soulignés dans pas moins de cinquante pour cent des livres, dans une encre rouge de bonne qualité, et l’un des commentaires suivants est judicieusement inscrit en marge :
Stupide !
Oui, en effet !
Comme c’est juste, comme c’est juste !
Je ne suis pas du tout d’accord.
Pourquoi ?
Oui, mais cf. Homère, Od., iii, 151.
Mettons, mettons.
Assez juste, mais Bossuet dans son Discours sur l’Histoire universelle a déjà fait cette observation et donné des explications bien plus convaincantes.
Quelles bêtises !
Bien vu !
Mais pourquoi, nom de Dieu ?
Je me souviens que ce pauvre Joyce me disait précisément la même chose. » Flann O’Brien, p 20.
On peut rire. On y reviendra, à ce rire. Tu te gausses, petite, parce que tu penses que tu ne fais pas partie du lot, que tout ceci est foutrement réel, bien vrai ? Tu as regardé, minuscule, par les anfractuosités des récits de voyageurs, parfois même tu es allée vérifier par toi-même comme on ramène des mots neufs et curieux des contrées isolées. Tu relèves tes filets, et puis tu sens une nouvelle poussée, intérieure, structurelle, tu comprends que tu n’en sortiras jamais, de toi.
« Ils haïssaient la liberté comme un homme hait la femme dont il n’est plus digne, je veux dire qu’ils se cherchaient des raisons de la haïr. Ils haïssaient ce qui leur restait de liberté, précisément parce qu’il ne leur en restait pas assez pour être des hommes libres, mais assez pour en porter le nom, pour être parfois tenus d’agir comme tels. » Georges Bernanos, p 60-1.
L’étau se resserre.
Alors tu te mets à courir. Tu ne bouges pas bien sûr. Tu cours sur les poutres, sur les murs, sur les bombes, tu reprends à peine ton souffle tu esquives les escadrons, tu fracasses tes capitaines, abominable à rire encore de tes ineptes jeux de mots, tu surgis au coin de rues empoussiérées par les « Black Hawk Down ! », tu déchires tes talons d’Achille, et cela fait longtemps que la douleur te précède, te somme, te consume de poursuivre. En chandelle pour toucher le ciel avec tes pieds, flexions, flexions, contractions, et soudain extension ralentie en demi-lune, les mains balancées devant elles, la poitrine ouverte, tu te déploies dans toute l’envergure de ton corps, ce corps miracle dont tu as dessiné les contours que tu sens te parler plus profond que les astres, qui t’en donne, encore et encore quand la fatigue aurait déjà du gagner. Tu n’as pas bougé bien sûr. Tout en toi a bougé. À peine ta surface aura frémi, rosi. Et tu reprends ta course folle, tu dévales, et tes poumons brûlent, et tes jambes s’endorment, tu franchis les ruelles, les collines, les clairières, et tes cheveux poussent derrière toi, claquent sur ton dos, tu n’entends plus qu’un battement ami, celui qui irrigue pour que jamais plus tu ne meures de ces suffocations, entre ces murs qui puent, blafarde en sous-terrain, non, le rouge revient, il fouette, ordonne que tu te dresses au monde, que tu l’empoignes dans la souplesse et l’endurance, puis les performances, le dépassement, la limite qui flamboie, qui t’attend et que tu traverses encore en transe, l’acide de tes muscles qui suintent jusqu’à pleurer, bruit blanc dans les oreilles, sans jamais craindre le démantèlement. Le cerveau qui s’organise pour tout enregistrer, ne plus paniquer, décrypter, encoder et ne ploie pas, ne s’effondre pas sous les stimuli. Tout s’engouffre, défonce, s’enfonce puis reste, se pose, demeure. Soudain, tu t’arrêtes, nette, tu te fends d’un sourire d’ancêtre, et déplies une paume. « Je ne sais quoi de doux, de secret, de douloureux prolonge dans ces ténèbres animales l’intimité de la lueur qui veille en nous. » dirait Georges Bataille dans La théorie de la religion.
Ce que tu donnes à qui sait recevoir devient sacré, confronté aux vivants et aux morts et l’énergie pure t’envahit. Inexplicable. Fomentée tout en toi, jalousement serrée. Ton animal.