Un feu, parmi les bêtes brutes.
J’ai laissé mon cheval pur, simple et droit, comme j’avais décidé de le décrire, après avoir pris à sa bouche autant de baisers que j’ai pu. Il a tourné le dos, les épaules légèrement rentrées, accusant une fatigue tendre. Ses yeux doux et chauds m’ont planté dans le cœur une jolie promesse de retour. J’ai refermé la portière et souri à ma tante. Il était 6h45, la rue luisait sous la pluie, nous partions pour l’aéroport.
Le jour s’est progressivement levé alors que je pensais encore à son cou, en passant les contrôles de sécurité, arborant un sourire impossible contre le brouillard las derrière les vitres. SQ 233-223, destination Perth via Singapour. Expected on time.
Dans la salle immense et un peu froide, je croise des gens fatigués. Je convoque l’étreinte qu’il m’a offerte, durant toutes les heures de nos courtes nuits. Je frissonne de le sentir derrière moi, m’encerclant fortement dans son envergure de prince. Il est bien plus grand que moi. Sa présence tout autour me protégera pour deux semaines que je devrai passer sans lui, que je n’envisageais pas quelques jours encore auparavant. Lui mon miracle de lumière trouble, ma récompense alors que j’attendais sans le savoir qu’il revienne au port, de son long, si long voyage.
Dans un état second, n’ayant pour ainsi dire pas dormi depuis plus de 48h, je ne réalise pas encore que je pars à l’autre bout du monde, et pour la première fois. Que le plus grand des avions m’attend pour franchir la distance. Que j’y changerai de saison. Je trouve son parfum dans la boutique de la porte d’embarquement, j’en asperge mes poignets et quelques tiges de papier que j’enveloppe dans le tee-shirt qu’il a porté, reconstituant son odeur pour quelques heures encore. Je le voudrais déjà, à nouveau, contre moi parce qu’il s’impose. Le blanc brouillé et humide tombant sur le tarmac m’empêche de présenter à mes sens épuisés l’image brûlante et colorée, épicée d’une clarté exemplaire, que je me faisais de ce pays, quelques heures encore avant de rencontrer mon prince. Assise, sonnée, je cherche encore sa bouche.
The shifting mirrors.
Je titube entre les rangées de sièges, pour retrouver le mien. Dans ce palace aérien, aux teintes roses et prunes poudrées, les hôtesses sont parfaites et les heures incertaines. Je suis au centre d’un grand jeu de faisceaux mouvants, j’avale la nuit et tout autour de moi clignotent les écrans incrustés dans les dossiers, dans le noir. Des baisers, des éclairs, des océans, des adolescents rieurs, des explosions se succèdent dans un silence ronronnant, alors que les passagers, hypnotisés, se taisent. Je regarde un instant cette marée technologique à 33000 pieds du sol, fascinée. Je m’assois devant mon film à moi, et je pleure doucement, relâchant la fatigue, et l’émotion de le sentir s’éloigner alors que la promesse de revoir ma sœur, et de découvrir son île s’approchent. Je suis au milieu d’un grand jeu de sentiments mouvants. Je pense dormir un instant. A Singapour, mon pas ralenti dans la zone de transit pleine de papillons et de cascades m’apprend que non. Je prends place dans un nouvel avion, plus petit, plus chaud. Je m’endors instantanément et annule les cinq heures qui me relient à Perth. Je sors dans un four, je suis de noir vêtue, ma sœur court vers moi. Je pense dans un éclair rapide au souffle de mon prince, là-bas, je respire rapidement son odeur, m’éclaire d’un sourire total, je fus et je serai, et dans les bras de ma sœur je sais que je suis, et pour une suite de jours qui sont déjà maintenant.
Wish you were beers.
La suite ne se fait pas attendre. Je crois apercevoir les feux dans le ciel, les démonstrations de vol, les drapeaux géants flottant au-dessus de la Swan River, je crois boire l’air compact et caressant, chaud mais bienveillant, je crois parler sur un balcon avec des gens qui font cuire de la viande et servent bières sur bières. Les appartements sont clairs, immenses, neufs, la ville est neuve, presque fausse, il n’y a ni vieux ni pauvres, des immeubles brillants, des rues interminables. Je n’ai pas assez dormi depuis quatre jours, le coma guette, je me glisse dans un lit parfait, je tombe. Au temps pour l’Australia’s Day, ma patrie c’est mon Temps du Rêve. Je pense à l’océan que j’ai hâte de voir. Sagement, mais sûrement, tout au fond de mon âme, j’implore un grand blanc d’apparaître. Je me réveille en pleine forme, à 7h, au début d’une matinée brumeuse et très chaude. Je descends à la piscine de la résidence et goûte à l’appréciable fraîcheur de l’eau en me répétant que je suis en janvier. Je fais un tour dans la ville et rentre me reposer, redescends vers les berges pour lire devant les mouettes, j’attends le soir, promesse d’océan. Mon portable sonne. Pas d’océan ce soir: Roger Waters chante The Wall au Dôme et l’on nous offre les places. Il faut que je rentre rapidement, pour nous préparer et prendre le train qui nous y conduira.
Dehors, devant l’entrée D, des centaines de personnes s’amassent. Il ne doit plus y avoir personne du tout en Australie pendant ce temps-là, car l’on jurerait qu’ils sont tous là. Un Nouvel An chinois s’élance dans le mall atenant à un casino criard, ne m’étonnant plus. Rien, depuis mon arrivée, n’est prévisible ou même convenu. Je suis vide pour la première fois d’un vide simple et tiède, je suis incapable de penser et je ressens à peine.
Le concert est propre, le son et lumière un peu grotesque dans son martelage de poncifs anti-grands-méchants-de-la-terre, mais sa voix est forte, et sa guitare probablement neuve. Nous sortons attraper le train prévu pour le public, il y fait très froid, nous rions avec une femme qui s’appelle Kim et dont le petit ami me broie le cœur tant il ressemble à mon prince. Je voudrais à nouveau dormir. Il est 23h, et c’est prévu.
L’île des nids de rats
J’émerge dans le bateau qu’on a pris tôt, la ville et ses gratte-ciels s’éloignent derrière nous et un vent frais nous rappelle à la peau. Je scrute avec dévotion le bleu marine à m’écorcher l’âme. Je sais qu’elles sont là, mes amours maudites, incompréhensibles peut-être. Une tendresse folle me prend, je sais qu’ils sont là, profond, à survivre. Mes requins, seigneurs des siècles, majestueusement adaptés. Ma crainte et mon trac augmentent. Je ne sais si je veux vraiment les apercevoir sous peine de voir mon cœur éclater, ou garder le mystère entier, m’imprégnant simplement de leur présence secrète. Sur l’île débarquées, nous rejoignons notre loge. L’endroit, encore, est ce mélange troublant de familier et d’improbable. Lorsque nous pénétrons dans l’enceinte circulaire écrasée de soleil, je pense à un cloître postapocalyptique, les cabines aux portes de bois grossières s’enchaînent dans une boucle de vertige, scandée par des piliers tristes, alors que nous nous tenons seules, droites sur l’herbe rase et brûlée qui constitue le centre. De gros corbeaux râlent dans une mélopée tombante, presque comique, les rayons ne rient plus, ils accablent et foudroient. Le lieu est chargé: ancien hôpital psychiatrique, puis prison pour les aborigènes chassés de Perth. Nous marchons exactement sur le site où furent mis à mort trois cents d’entre eux dans un passé proche qui se voudrait unique Histoire. Nous décidons d’aller plonger.
Immédiatement, le croissant de lune que forme le sable blanc devant le phare, léché par un océan terrible, me pétrifie. La mer sauvage, dégageant quelques cuvettes transparentes faussement paisibles me glace le sang. J’y suis. Je suis à quelques mètres d’un monde inhospitalier et sans pitié, au courant brutal et à la faune ténébreuse. J’en sais trop. Je mets un temps infini à reprendre mon courage en main et descends doucement dans une eau chaude et très salée, légèrement troublée, qui découvre des poissons pour l’heure assez classiques. A quelques mètres de la plage, d’immenses tâches noires formées par les coraux obscurcissent la visibilité, je décide qu’elles sont les morceaux d’enfer dont Mahomet qualifie les voyages. J’ai une zone à ne pas dépasser. Ma sœur rit et s’enfonce plus loin. Je la veille. Je ne pourrai rien pour elle, mais je la veille. Tout bouge, tout est suspect, tout bien trop calme. Nous sommes dans des eaux dangereuses, et j’ai promis de revenir. Quelqu’un, à 13 000 kilomètres, me retient doucement dans ses bras, empêchant que je dérive trop loin. J’accepte ma panique, et elle m’amuse moi-même, qui rêvais de ces plongeons extrêmes depuis mes précoces quinze ans. Le filet de son regard sur moi me retient sur la rive. J’ai des droits et des devoirs. Je ne meurs plus depuis 1998.
J’abandonne finalement ma sœur à son triste sort d’effrontée, et entame une nouvelle de Borges. Un vent soudain la recouvre de la poussière inqualifiable de ce sable si fin qu’il nous caresse. Je souris. Il est exactement l’heure où mon corps se superpose au cœur qui enveloppe mon esprit, je suis là, je respire, je pense à tous, à Paris sous la glace, à ailleurs, sans triomphe ni rejet, je sais exactement qui je suis. Je m’emporte partout, je le sais et c’est ce qui m’importe dans ces trajets. Je ne cherche rien ailleurs, je vérifie ce que j’ai déjà trouvé sans bouger.
Le soleil abdique enfin vers 18h, baisse les bras, montre quelques signes de compassion, voire de bienveillance. Nous enfourchons nos vélos pour trouver une falaise plus au sud, en emportant des bières. La lumière peint ses icônes sur la pierre, devant nous une baie, derrière nous le bush du centre de l’île parsemé de lacs salés. Ma sœur croit apercevoir des lions de mer qui jouent au loin, il n’y a personne, absence que je finis par intégrer comme tout à fait évidente. J’écris quelques lignes à mon mutique que je tente en vain de gonfler de toute cette pleine possession du silence. Qu’il recevra dans de prochains jours qui me ramèneront, sous ses yeux, à l’endroit de l’impact. Je ne crains pas de traverser les humeurs et l’espace, je me souviens toujours. Et lui, je le sais capable d’intégrer toute la force d’une suspension dans l’air, comme celle de mon flot de mots lorsqu’il doit subvenir pour calmer les abcès que toute cette beauté, que toutes ces terreurs infectent régulièrement sous ma peau et que je ne veux laisser triompher. Il faut le taire, cet indicible, mais il ne faut pas le taire sans avoir combattu pour tenter de le dire.
Only the strong survive
[La tour derrière moi s’illumine de carrés au hasard alors que sur la terrasse de cette résidence au cœur du quartier des affaires de Perth, je me sers un vin blanc glacé pour tenter, quatre jours plus tard, de conserver mon île. Je fus tellement traversée de ce vide béni ces derniers jours, de cette absence totale de formulation que je découvre, étonnée, tout ce que j’ai à présent à en rendre.]
De retour à notre loge rudimentaire, nous apprécions la douche et les pales du vieux ventilateur. Je remarque quelques araignées, j’en sais quelques-unes mortelles, je refuse pourtant de les tuer: je ne le fais jamais, pas par sentimentalisme poussé d’occidentale romantique, mais parce que je redoute leur vengeance. Un équilibre de la terreur s’installe, mais finalement nous nous ignorons cordialement pendant qu’un vieux western crachote dans le poste de télé et que j’attends que mes cheveux sèchent avant de m’allonger. Nous avons deux pièces, qui contiennent deux lits superposés et un grand lit, nous décidons de rester groupées en cas d’attaque imprévue de fantômes venimeux et occupons les lits superposés. Le sommeil ne se fait pas attendre, malgré la fête donnée au bord de la piscine pour le départ en retraite de policiers australiens, derrière le carroussel de l’enfer où nous affrontons nos gentilles appréhensions.
Un peu plus tôt, alors qu’un groupe de musiciens, que je décide une fois de plus de nommer les Highly Improbables, s’ébroue sur des reprises subversives telles que « Old MacDonald had a farm », nous longeons de nuit un bout de plage et y déposons nos vélos, quelques fruits, et des frites que nous n’avons pas eu le coeur de jeter alors que la portion de fish and chips reçue plus tôt aurait nourrie les policiers de la fête et leurs enfants. Nous entendons venir d’un bateau amarré non loin une véritable contre-fête: Bon Jovi, Bryan Adams, AC/DC hurlent dans le vent alors qu’un quokka téméraire décide que nos frites sont à son goût et entame de les déballer avec sang-froid. Nous rions et pensons à son cholestérol en lui retirant le paquet maudit. Le melon qu’on lui promet en échange le ravit, et il nous gratifie de quelques caresses dans le cou et d’une escalade hasardeuse de nos jambes. Nous l’appelons Michel, mais prononcé à l’anglaise, parce qu’il est tard, que les bières font effet et que nous rendons notre soleil alors que nos muscles sanglotent doucement.
Je crois bien que je m’endors heureuse.
Le lendemain, c’est ma sœur que les moustiques ont dévorée, j’en suis presque navrée, mais je ris trop pour avoir l’air sincère. Elle, résignée, en conclue qu’elle est meilleure que moi. J’assume soudain avec reconnaissance ma vilénie. Nous renfourchons nos fidèles destriers non sans accuser quelque rigidités pénibles. Ce que nous traversons alors, par la grand route plein sud, s’avère aussi spectaculaire que douloureusement évident. Tout est foisonnant et sec, brun, orangé, ocre sur le bleu strident de la mer qui nous longe, s’éclairant de rouleaux d’un blanc brut et pur. L’air est saturé de citron, de gardenia et d’eucalyptus, c’est à peine si nous croisons quatre cyclistes en plusieurs heures. Des étendues d’eau rose et mousseuse sur les roches escarpées dans les terres, croisées ça et là, nous propulsent sur Vénus, la rose et offensive Vénus, dont l’atmosphère tue autant que sa beauté violente captive.
Cette île me fait rapidement l’effet d’un solide complexe, dont chaque face découverte au tournant propose un pan du monde connu: la Bretagne, le Wyoming, la Polynésie, Porquerolles…Un monde en quelques faces qui tournent autour de nous, toujours familières, jamais attendues. Je perds rapidement toute orientation. Se perdre ici, c’est s’enfouir dans les pistes chantées, je me dis que j’ai connu bien pire.
Nous trouvons un sanctuaire à la pointe, desservi par un long escalier en bois délavé par les éléments. Une mouette probablement ravie de nous voir nous ouvre le chemin sur l’eau. L’océan m’apprivoise doucement, toujours aussi dangereux, mais étrangement plus prolixe, comme s’il livrait progressivement les clés de sa sécurité. Je ne tarde encore pourtant pas trop dans les flots agités, nous n’y voyons rien, nous sommes à des kilomètres de tout, je tente de rester raisonnable.
Avant de reprendre la transversale qui nous reconduira au bateau du retour, nous décidons de pousser au-delà de Little Salmon Bay, malgré une croissante fatigue dans une chaleur qui fait naître des mirages en haut des côtes. Bien nous en prend. Je trouve enfin ma réconciliation suprême avec l’océan indien: la plage est vide, lisse et douce, et l’eau devant nous accueillante, transparente sur des dizaines de mètres, vide. Je me baigne et nage le cœur léger, profitant de l’inouïe fraîcheur de cette cuvette miraculeuse. Le lagon bleu. Seules au monde. Nous y sommes enfin, les jambes mortes et la peau rougie. Le bonheur se mérite. Nos souffrances relatives sont effacées sur l’heure. Je pense à lui et je sais que je ne dépends pas de lui. Je le veux, j’en suis à présent certaine alors qu’il n’est pas encore question que j’en aie besoin. Je me demande soudain si ce n’est pas exactement cela, la pureté du sentiment omniscient. Je le désire dans mon monde, mais ne lui demanderai rien. Il sera là. Simple, et droit. Cru. Et totalement dévoré par mes yeux habités. Je relis les passages immenses qu’il a cochés dans le livre qu’il m’a prêté pour mon départ. Je le lis, je le sens, je comprends immédiatement que ma solitude chérie est le plus beau présent que je puisse briser à ses pieds. Qu’il ne m’en coûtera même pas.
Devils in danger
Les koalas et les dauphins sont des branleurs. Il est des vérités à réaffirmer régulièrement. L’un dort inlassablement, scandaleusement snob, l’autre ricane en se pavanant nu dans les vagues, alors qu’on attend le maître . Il n’empêche que croiser l’un ou l’autre au hasard des chemins de feuilles ou d’onde ne peut laisser indifférent. Mais, chose étrange, même en captivité, tous les « Aussies », mammifères ou marsupiaux, reptiles ou volatiles, semblent parfaitement, exactement à leur place. Leur dangerosité relative est adoucie par un contexte flamboyant et gorgé de pures essences édéniques, l’hostilité même semble sourire. L’illusion guette donc, et nos pas sur les sentiers balisés doivent s’en trouver réaffermis et alertes.
Cependant, j’ai bien conscience, en entrant au zoo de Perth, que ces chemins sont adaptés. Je ne m’étonne déjà plus d’y être presque seule, dans un silence de fond complet épinglé des langages sacrés de toutes ces bêtes qui semblent s’échanger des cartes célestes secrètes dans un hermétisme douloureux au profane. De longs sifflements épuisant les coffres montent les arpèges le long d’immenses arbres façonnés par le vent et dont les racines empoignent fermement le sous-sol. Le ciel même semble inhabité, encore vierge, ici les dieux n’ont pas eu à trop s’éloigner du sol. Toutes les créatures, sorties du centre de la terre d’après les croyances aborigènes, du cormoran au 4×4 Toyota, ont déjà été conçues et pensées dans les temps immémoriaux, pour soudain surgir et prendre leur place. Rien du haut. Rien de la main de l’homme blanc qui ne saurait surprendre. Un homme qui s’est pourtant donné du mal pour piétiner son nouveau paradis. Un voleur de terre, Conquistador en tongs. Tous les Australiens sont des fils de voleurs et d’assassins, ou de doux rêveurs pacifistes exilés et charriant leur diversité qui peut parfois ne plus ressembler à rien, et pour l’heure, et parce que la colonisation de l’Ouest australien est étonnamment récente (l’activité économique de Perth date d’à peine vingt ans), la Terre semble encore maîtresse, et la lumière décider. Le diable n’a pas la moindre chance, broyé immédiatement dans les rires des kookaburras et les senteurs des acacias. Mais il reviendra. Il triomphera. Je me sens dernière témoin d’une ville éclaboussée de ses rumeurs sauvages, de la fougue encore propre des eaux battant ses flancs dans une atmosphère euphorisante de sels marins et de figues mûres. A quelques mètres, un cadre en costume se fait voler sur son banc son poisson à emporter par une mouette énorme, pendant qu’il discerte dans un mauvais anglais sur les cours du bois exotique au Japon dans son Iphone comme greffé.
Je repense à l’enclos du diable de Tasmanie décimé progressivement de son unique habitacle, un tronc triste et une mare de béton alors qu’autour tout prolifère encore. Protégé de lui-même, des autres, il fait des rondes incessantes ne tenant pas en place. Il porte sur son physique ingrat immédiatement attachant des traces de phoque, de vieux chien, d’ours, de belette, de chauve-souris. Il est laid d’une laideur rafraîchissante au milieu des oiseaux multicolores et des peluches vivantes. Il est laid et bruyant, brutal et maladroit. Il va disparaître. Ne restera plus que l’homme pour représenter ces nécessaires anomalies au pays des merveilles. L’homme gras et rouge qui recouvrira tout, comme les méduses étoufferont les océans, inexorablement. Il va falloir nous aimer un peu mieux que cela, murmuré-je mentalement à mon prince, pour ne pas tout leur laisser. Il y aura des terres irréductibles, nous en serons bâtisseurs et gardiens, fussent-elles cosmiques, inaccessibles. Nous les concevrons en mots ou en arts, en baisers et en marches infatigables pour quitter les banlieues. Ils ne pourront pas tout gagner, et si nous nous replions momentanément, nous ne fuirons pas, j’en ai fait le serment sous l’arbre.
Je crois que je m’endors en ne craignant pas la distance, mais peut-être encore un peu le temps. Le voir ici ralentir est un cadeau inespéré. J’ai tellement peur qu’il fuie entre nos doigts dans un grand ratage gris, en un coma venimeux, une fois rentrée. Simplement parce que les heures avides ne sauront pas rendre la grâce d’ensemble qui existe, pour peu qu’on s’éloigne le nez du grand cadran.
Look, lock, leave
Devant les bateaux, la nuit perce doucement la grande toile de feu qui plonge dans les vagues, à perte de vue. Nous sommes accoudées à un grand bar de bois qui donne à voir autant qu’il reprend le souffle. Nous dînons à Fremantle, un port de pêche à trente minutes de Perth par le train froid. La peau me tire un peu malgré le bouclier renouvelé plusieurs fois par jour contre l’indice UV 14. Plus de couche d’ozone ici, le cancer menace les fragiles insolés. Un de mes pieds est transpercé d’une douleur lancinante à la limite du supportable, comme une crampe vrillée autour d’un nerf. Je marche trop, et je m’aperçois que ce handicap grandissant va devenir pénible si je l’ignore un jour de plus, comme à mon habitude. Je décide de rester à l’appartement le lendemain, ce qui « tombe » bien: une menace de cyclone martèle les rares ondes télévisuelles ou radiophoniques auxquelles nous daignons prêter attention.
Trois dauphins sautent devant la digue, je ne vois toujours pas de requin, et j’en ressens une tristesse soudaine. Il n’existe peut-être pas. J’ai encore tout inventé. Ce doit être terrible d’avoir le coeur brisé ici. D’être malheureux. Cela semble interdit, ingrat. Le plongeon du haut de ces divinités est probablement meurtrier. Est-ce que des gens se tuent, soudain, ici ? demandé-je à ma soeur. Non. Peu. Pour ainsi dire pas. Est-ce que les gens se découpent en morceaux dans le bush, éparpillent des enfants dans les rochers ? Non. Pas besoin, tout le monde reste calme, ici. Est-ce que tous ces corps ainsi disposés, luisants, cambrés, bronzés, incitent à plus de viols ? Non. Aucun. Il y a de l’amour pour tout le monde, partout. Est-ce que les gens sont malades, cruels, gratuitement ? Non. Enfin si, ils jouent au football avec des quokkas et ils exterminent les aborigènes. Oui, cela détend. Vous ne vous battez jamais pour un homme ? Non. On en prend un autre, ça pousse partout. Les gens arrivent, repartent. Oui, ils sont détendus parce que parfaitement seuls, finalement. Je crois qu’ils sont seuls, interchangeables, petits face à la nature, fragiles, conscients de leur faute originelle d’avoir volé toutes ces pommes à l’homme sacré, et qu’ils disparaissent un par un sous leur insuffisance. Tout ce que tu déverses sur le sol est immédiatement enfoui. Nombre d’entre eux ne doivent jamais revenir, et le mystère du mal reste intact, plus encore qu’une main souillée. Peut-être, me répondit-elle. Mais rien ne reste jamais sombre trop longtemps ici. L’ombre se déplace. Elle finit par disparaître, il est souvent midi sur toi. Je me sentirais volée, pensé-je. Non, peut-être simplement réunie. Mais j’ai encore du temps pour cela. Ne brûlons pas les pistes.
[Je me lève soudain du canapé en daim d’où j’écris ces lignes pour me chercher une Budweiser fraîche. Je termine la vaisselle dans l’espoir de faire une oeuvre commune utile double, car elle me permettra peut-être de trouver le décapsuleur en plus de faire plaisir à ma soeur. Dans les baffles tinte doucement un album de Yann Tiersen, que je n’avais pas écouté depuis de nombreuses années. Paris sous la neige doit commencer à s’éveiller doucement. Je ne sais ni où est mon prince ni ce qu’il fait, je regarde sa photo qui me fait sourire, il y est si jeune. Et pourtant dans ses yeux, le même fond inaltérable et intense déjà. Je n’éprouve aucun besoin d’imaginer son exacte position, il se manifestera quand il le désirera, et il le fait toujours, même si à chacune de ses « apparitions » sous la forme de quelques mots sur un écran, ou d’une musique toujours bien choisie, je n’en sais pratiquement pas plus, voire moins que le jour d’avant. Je me demande si ce rebours serein n’est pas la preuve d’une disponibilté totale que je lui offre de le reprendre à la mise à jour qu’il souhaitera de lui-même. Neuf, peut-être. Dépourvu, si j’y mets un peu du mien…Le fait, rare, est qu’il ne m’inquiète presque pas, malgré les bêtes rampantes du doute et de la douleur d’appartenir à nouveau violemment à un autre, que je pensais encore bien présentes dans mes bas-fonds, ce qui est le plus beau présent que lui pouvait me faire pour mon bien, général et à venir.]
Le cyclone s’abîme finalement dans l’océan, parant uniquement la ville de sa queue, coiffe blanche, fraîche et humide crachotant ses larmes sur les façades surchauffées, libérant une brume irréelle. Je sors pour me tremper d’une nouvelle eau. Je respire. Mes poumons sont solides, mon corps diffuse une chaleur permanente et douce, semble revivre, les douleurs sont éteintes. Demain, j’irai à nouveau marcher.
La ballade sauvage de l’impossible
Je ne sais pas si j’ai de la chance, si je suis protégée, si j’ai mérité, s’il existe cette grande balance qui redistribue les bienfaits et les claques. Mais je marche sur la jetée, le long de la rivière, pour quatre ou cinq kilomètres le long des méduses brunes et des cormorans vifs. J’avale les mètres, mouillée par de grosses gouttes éparses qui éclatent partout libérant les senteurs. Le ciel est encore blanc, et la température moyenne, mes muscles chauffent, ma tête se vide, à nouveau. L’étendue rouge de la piste aménagée pour les piétons et les cyclistes est déserte, il est tôt, mais pas tôt pour cette ville qui suit le soleil. Mes cheveux collent à mes épaules, qui collent à mes vêtements. Je serais indécente si j’étais à Paris, ici je suis vivante et trempée, souriante, inspirée. Rien ne détonne. Des cacatoès d’un rose tendre qui s’assombrit soudain d’un violet irradiant lorsqu’ils déploient leurs ailes se disputent des graines sur la pelouse impeccablement tondue. Leurs pigeons, pensé-je, même leurs pigeons sont colorés. Et ils te répondent et te menacent, ils jacassent et détruisent tout, ils sont peut-être leur malaise des cités. Je m’assois sur un banc à mi-chemin avant d’atteindre l’île centrale de la ville, réserve de kangourous sauvage au milieu d’un grand pont au centre de la rivière. La pluie frappe l’eau, tout est relié. Je regarde une mouette attentivement, absorbée par son jeu de jambe qui fait d’elle une danseuse improvisée pour un ballet privé, son oeil bleu glacé ne bouge pas, je sais qu’elle ne pense pas, mais gracile, elle danse sous la pluie. Et je suis massive, sur mon banc, les jambes en bois et le tee-shirt trempé. J’hésite à sortir mon livre, il ne survivra pas. Je décide qu’il vivra. Je reprends la ligne, droite, belle. Je reviendrai.
Je me suis à présent enveloppée dans la mollesse tiède d’une serviette de bain, afin de proposer une distance raisonnable à la pluie, pour un moment du moins, et si elle y consent. Elle faiblit un instant, en gage de bonne volonté. L’île est déserte, bien que je n’éprouve plus du tout le besoin de le préciser. C’est à présent ancré, et c’est la présence qui devient remarquable. La simple sienne propre, d’ailleurs. Je passe un portique rouillé qui délimite la réserve. Les pins immenses ploient doucement dans le vent chargé. Et je n’en reviens pas. Ma soeur m’avait prévenue que les kangourous d’ici sont farouches, difficiles à apercevoir, impossible à approcher, qu’il faut s’armer de patience et ne pas trop en attendre. Je pense à cet été que je m’octroie, en février, à mes jambes nues et déjà brunies, à l’eau qui lave tout, aux toxines brisées contre l’immense. Je me demande vraiment qui dirige mon grand film, mais admets qu’il ne s’y prend pas trop mal. J’y évolue avec surprise et reconnaissance, effroi et tumultes, passion et déception mais je suis toujours en devenir, même immobile chez moi, je deviens ce que je suis sous la tutelle d’un omniscient Pindare. Je voudrais tellement recevoir la foi comme dernier couronnement, afin de savoir enfin qui remercier pour les claques et les baisers, pour le film, la séance, la séquence, la seconde. Rien ne se perd, les rushes tombent à mes pieds et je les conserve tous, archivés loin de la grand boîte de ce qui restera ou sera brûlé dans le vieux cinéma oublié. Et j’aperçois, encore vivante, une plaine d’herbe jaunie où se dressent six fiers animaux à poche, au pelage fauve sombre. Truth beauty – beauty truth, Yeats ressent mon émoi. Ils sont là. Sous la pluie. Indifférents, et ils mangent, alors que mon coeur sans cesse ressuscité éclate partout à nouveau. Je ramasse les morceaux, dans un grand jeu avec moi-même que je connais trop bien, et lui somme de se recoller de suite, mais réticent, il attend de voir ce que je vais faire de cette folle opportunité, il m’intime d’avancer, de célébrer l’offrande, de me mettre à genoux, affaiblie par son explosion spontanée, devant la possibilité d’entrer en contact, sans regard, sans confirmation, sans discours, d’entrer dans le grand cercle formé par les bêtes douces immobiles et de les approcher. De savoir disparaître, et me taire, me fondre discrète et à l’écoute. Il me demande de ne pas oublier que derrière mes multiples façades de protection bruyantes et volontaires savamment agencées pour que personne n’entre, je suis sage et capable, soumise aux lois plus grandes que moi. Fragile devant l’évidence. Moins brutalement triste que par trop concernée.
Je m’accroupis doucement et tends mes mains. Le premier prend peur et s’élance dans un bond à quelques mètres plus loin. Le second m’accueille sans crainte et je plonge mes mains et mes bras dans sa fourrure mouillée, émouvante comme son museau sur lequel perlent des gouttes, je l’enserre doucement en riant comme une enfance malheureuse qui respire un moment, je m’émerveille de ses pattes sublimes, de ses oreilles touffues, de son oeil terrible, foudroyant comme la douceur d’une biche, limpide de bonté pure. J’en accoste un troisième, puis un quatrième et ainsi de suite dans une ronde folle et suspendue sur l’herbe, ils se laissent tous toucher, je suis à genoux, sale et trempée, enroulée grotesquement dans une serviette rayée, et je m’enchante d’une heure, peut-être plus, loin de tout ce qui m’appartenait jadis, j’ai tout offert de mes souvenirs à ces bêtes simples et bonnes, je ne crains plus de n’être plus rien ni personne, tout peut repousser sur une friche nette. Illusion, je le sais bien, mais j’ai besoin d’espérance sans quoi je ne vaux plus rien, alors que je m’assois sur un banc constitué d’un tronc couché sur deux souches, sous un sapin, face aux cailloux polis de la berge, deux punaises consentantes non loin de ma jambe, des moustiques curieux et frêles tentant leur chance. Je lis quelques chapitres de Murakami, où des adolescents tristes marchent des heures en évitant un puits légendaire dans lequel trop tombent, promis à une mort affreuse. Je suis à présent totalement dépourvue de ce que je pensais être ma nervure centrale sans laquelle tout s’effondrerait: mon ombre. Il pleut, il est midi sur moi. Je souris en ayant violemment envie de manger cet endroit, cet instant, de l’incorporer dans une initiation secrète aux flambeaux, pour qu’il reste, pour que quelque chose reste. L’émotion s’atténue ici, je peux profiter sans déchirures trop profondes d’instants formidables. Mes pics s’émoussent sous l’érosion des éléments. Mes nerfs sont couchés et dorment comme des bienheureux ravis de leur défaite. Je reviendrai.
Almost
Et le piano s’égraine dans mes oreilles alors que la climatisation me glace les épaules et les cuisses. J’ai pris place dans un bus énorme, sur un siège en épaisse fourrure grise tassée sous les fesses, qui sent l’appartement d’une grand-mère. En bouclant ma ceinture de sécurité, obligatoire, je la trouve imprégnée, elle, des senteurs d’huile de fleurs de tiaré. Dehors, à travers la vitre fumée, la banlieue sud: des travaux défigurent le bitume, les pavillons épars semblent las, des concessionnaires de tracteurs et de piscines s’étalent. Le chauffeur nous parle vaguement d’une vallée du cygne noir, emblème élégant, inattendu et ambigu d’une ville qui ne l’est pas moins. Son accent découragerait le plus extrème des backpackers, je décide de me contenter des notes qui s’enchaînent dans mon shuffle hétéroclite, impulsives illustrations qui détournent mes sensations au petit bonheur la chance.
Je crois que je remarque un homme seul qui a dû marcher des heures vu son emplacement. Je pense aux serpents qui sifflent autour. Un hotel vide en réfection s’arrache brutalement du décor, délabré et sinistre, comme si soudain quelque chose pouvait vieillir, et dépérir. Je nous croyais ici tous immortels. J’ai eu tort. L’ombre revient. Je change de piste.
A l’abord du Whiteman Park, objet de ma participation à ce petit tour touristique rondement organisé pour quelques heures, le chauffeur nous prévient de nous en tenir au plan. Il ne faut pas s’éloigner des routes, c’est la saison des reptiles, ils sont protégés, j’en conclue qu’en cas d’attaque, c’est nous qui serons achevés. Je trouve pratiquement cela normal. Nous ne sommes pas, nous, en voie d’extinction. Je décide toutefois que mon sacrifice aux rampants peut attendre et longe consciencieusement la route. Je me demande si je n’ai pas même souhaité en voir apparaître un, pour affronter une bonne fois cette stupide phobie. Mais déjà le portail s’ouvre sur un débonnaire ranger que je ne comprends pas mieux que le chauffeur dont la chemise saumon commence à montrer quelques signes de fatigue. Nous suivons Nate pour deux heures d’introduction aux divers marsupiaux et leurs subtiles différences, aux oiseaux de proie, aux dingos, aux lamas, au formidable wombat, plus immobile qu’un moine bouddhiste sur les genoux de sa blonde auprès de laquelle nous nous relayons pour des photos comiques, absurdement attendues. Enfin, le clou du spectacle: le toucher de koala. La pauvre bête doit subir les assauts du dos de la main de quatre Japonais, deux Egyptiens, trois Anglais et mon auguste personne pour retourner à sa léthargie légendaire de laquelle nous ne l’avions pas réellement tiré, du reste. On nous rappelle qu’il est l’heure d’aller boire du vin. Nous nous exécutons, dociles comme un troupeau de touristes charmés par la couleur locale, béats et au QI négatif répondant à nos sourires plein de dents plus ou moins alignées.
Je reprends conscience attablée autour d’une table où tout le monde babille gentiment en différentes langues. J’ai déjà vidé quatre fonds de verre, largement approvisionnés, pour des fonds. Le cinquième commence à faire effet, mais j’avoue n’avoir pas trop écouté comment ni pourquoi ils sont arrivés dans mon sang, qui en avait comme perdu l’habitude. J’apprends que l’homme qui dirige la dégustation a fait ses études en France, à deux pas de ma librairie, il s’enthousiasme de cette coïncidence et m’offre une confiture. Il me demande si je suis mariée, je réponds « presque », me surprenant moi-même et comme honteuse qu’on ait pu m’entendre, il me dit que c’est un homme chanceux. Je décide de ne pas poursuivre cette conversation mais le remercie sincèrement pour les compliments. Le retour se passe sans encombre, et je rejoins ma soeur à son appartement pour un barbecue au bord de sa piscine. Nous emportons un champagne rosé que ma mère avait placé dans ma valise pour nos retrouvailles, et alors que nous trinquons dans le jacuzzi, je me dis que les mauvaises habitudes se prennent vite, me voici déjà jetsetteuse de l’extrême. Mais je pense surtout au chemin qu’on a tous suivis dans cette famille, pour arriver à cette concorde dépouillée de faux-semblants, à la brutalité parfois frontale mais désormais un peu plus juste, et je me promets de perpétuer mes efforts, car ils payent, et les années de souffrance et d’incompréhension veillent à distance, peu certaines de planer à nouveau sur nos plaines. Nous nous sommes donnés du mal pour qu’elle verdisse, il faut entretenir maintenant. Je lui parle enfin de lui, un peu hésitante à trahir le procédé. Je deviens de plus en plus prolixe étonnée de moi-même, de tout ce que je sais déjà de lui et ose un nous, mon coeur bat plus fort, je n’ai aucun droit peut-être de croire aussi facilement, fébrilement, à un avenir proche, ne serait-ce que de quelques heures. Elle me dit qu’à présent, elle a l’impression de l’avoir rencontré, alors je lui dois une suite radieuse dont elle attend le récit de pied ferme.
Combustion spontanée
Bogon, c’est ainsi qu’on appelle le beauf autralien. Le trappu bien rouge à l’élégance disparue avec les dinosaures, qui jure et boit, astique son pick-up et fête l’anniversaire de son gamin à grand renfort de ballons accrochés dans le square du coin, pendant qu’une vague musique country recouvre les pleurs de la progéniture affublée d’une chapeau en papier sans son consentement. Lorsque ma soeur me demande de charger la glacière dans le 4×4 flambant neuf qu’elle vient de louer afin que nous partions sans tarder dans le Nord, je remercie le dieu Bogon d’avoir inventé des appareils si ingénieux bien que presque inconnus de moi à cet âge avancé. Je propose d’acheter des Budweiser sur le chemin, pour délivrer l’offrande. Dans mon short en jean et mon débardeur NYC lacéré, sous ma casquette Australia, la carte routière à la main déjà périmée, à lutter pour comprendre dans quel sens prendre des chemins ensuite interminables, je me dis qu’Eschyle est loin, grand bien lui fasse. Je pense vaguement à Charlize Theron dans Monster, en regrettant immédiatement ma prétention. Je suis plus probablement une grosse Belge inadmissible dans le paysage, sans même aucune velléité à détruire présentement des vies, mais ma bonne volonté est réelle, je souhaite apprendre.
[ Autour de moi, je ne sais pas, qui sont les anges, sûrement pas moi. Je regarde le steward s’affairer en cabine, dans la torpeur des deux Singapore Sling, cocktails divins à base de Cointreau et de pamplemousse, que j’ai déjà absorbés alors que nous survolons l’Océan indien. Il regarde mon poignet tatoué, et timidement, me demande si je suis surfeuse. Je lui réponds que non, c’est la vague d’un peintre japonais à la recherche de la pureté du trait absolue, bien que je ne sois pas japonaise, ni peintre non plus. Je suis toujours étonnée qu’autant d’inconnus m’adressent régulièrement la parole avec aisance et respect, comme liés depuis la nuit des Temps, je prends toujours ces échanges furtifs pour de réels rappels à l’esprit, à nos frères. Mais je suis certainement saoûle, avec l’altitude. Il sourit et s’éloigne. Il est beau, d’une perfection dont seuls les Asiatiques sont capables. Une beauté de musée, désincarnée mais à préserver des affronts du dehors. Je l’imagine fissurer et se fracasser par terre en une poussière d’argile pure. Sa fragilité magique me fait sourire toute seule. Je suis définitivement saoûle.]
Tu vois, me dit ma soeur en m’arrêtant devant une étendue d’arbres aux troncs courts, presque burlesques, surmontés de grandes touffes de vertes élancées, mais étrangement sombres, ces grass trees, ils font des combustions spontanées pour pouvoir répandre leurs graines et se reproduire. Ces cons sont responsables de la moitié des bushfires ici, et leur coeur, lorsque tu grattes l’écorce, est rouge sang. – Cela me parle, tu sais, ce que tu racontes, lui réponds-je pensive. Elle fait mine de n’avoir pas relevé, comme à chaque fois qu’elle me sent proche du gouffre de la réflexion mélancolique ou intense. Je me pare d’un sourire lui indiquant que la voie est libre et mon esprit léger. Après tout, je n’ai pas à lui demander de prendre mes errances internes à charge. Nous n’avons rien croisé depuis des kilomètres et le vent violent, insurmontable, nous giffle sans relâche dès que nous sortons du véhicule. Il fait alors presque froid, sensation étrange sous le soleil brillant. Nous reprenons la route vers la Grey Beach.
Keep your distance
Grey Beach sur laquelle nous brûlons. Arrêtées au hasard en suivant l’appel des dunes d’un blanc éblouissant, nous traversons un village autonome accroché contre les flancs de sable. Des cabanes en tôle rouillées, des planches peintes d’effigies plus ou moins réussies, des systèmes de pompes à eau et le vent qui balaye l’absence d’âme qui vive me met pour la première fois mal à l’aise. Nous longeons un sentier sans croiser personne puis Elvis, comme nous le surnommons immédiatement, endormi sur son rocking chair devant la seule boutique en bois proposant quelques vivres, carbonisé de soleil dans ses santiags, nous remarque et nous emboîte le pas pour trouver le sentier qui descend à la mer. La plage est vide, effectivement jonchée de grandes plantes grises et de rochers déchiquetés pâles, eux aussi. La couleur a déserté ici, l’eau est menthe glaciale, tout semble délavé. Le vent est tellement puissant que nous nous entendons à peine et peinons à trouver un abri minime pour manger une salade que la glacière a maintenue tiède. Nous ne sentons pas les rayons, erreur fatale, et souffrant presque du froid, nous cherchons un soleil trop heureux de ces victimes consentantes. En rentrant dans la voiture, je découvre l’étendue du désastre, mon cou et mon buste sont incandescents, et la peau autour translucide comme pour accentuer le dérangement. Nous venons de nous faire mal, ce qui est stupide et donc toujours possible même après plusieurs jours d’exposition au préalable. Mais la confrontation n’est pas terminée: le désert des PInnacles nous attend, et ses centaines d’aiguilles de calcaire mystérieusement sorties du sol, et pour la plupart plus grandes que moi. Le sable jaune vif colore mes genoux alors que m’accroupis pour toucher les pierres, il n’y a pas de paysage comparable dans ma base de donnée intime, je reste un moment sidérée.
L’enthousiasme est une possession du divin, pensent les Anciens. Je ne sais à combien ils se bousculent en moi à cet instant précis, mais j’ôte mes chaussures, oubliant les serpents et les scorpions et me couche sur le sol pour sentir sa chaleur. Nous touchons les pierres, nous nous amusons entre, nous asseyons contre, prenant conscience de la pureté simple de cette étendue de couleur écrasée, comme vierge, aride sans inquiéter, comme depuis toujours prête à recevoir les hommes.
Vivante à n’en plus finir.
Le retour nous conforte, alors que nous longeons des arbres trop grands, aux troncs d’argent, dans cette idée précise que nous avons une place parmi cette offre gratuite et souriante, pour peu que l’on en apprenne un minimum les codes. Nous ne sommes, en ce pays, jamais rejetés par la faune ni la flore. Au pire, nous y disparaîtrons.
Il y aura les pingoins et les pélicans des sanctuaires de Rockingham, l’émotion du dernier bain sous la lumière parfaite, le retour à Herrison Island, abasourdie par le vide des pelouses rases, inutiles espaces entre les arbres, profondeur de champ permettant d’y exister. L’attente à Singapour, après une fuite dans un réacteur, dévorant heure après heure l’espoir de le revoir vite. Puis enfin le sol gelé, et ses mains, le taxi ronronnant, la piqûre répétée du sale petit froid vicieux et implanté, et sa peau, enfin.
Je m’isole encore régulièrement pour me cacher de tous les yeux, envahie des bouffées de cette émotion impossible à transmettre, faite de cet inaltérable sensation d’avoir connu la paix sur Terre, d’en être pleine pour contempler la souillure qui ne tarde jamais, de l’écrasement sous les évidences à accepter modestement, et de la certitude sereine que mon pays se trouve effectivement dans cette impossible circonférence dont le centre se déplace, que j’y pose parfois exactement le pied, là ou je comprends qu’il n’y a plus rien à demander. Qu’il ne reste qu’à remercier, et à s’en montrer digne.
Ajout de 2014 : Pour Stéphane M. et pour toujours.
Pour ce que j’ai défait. Pour ce qui est à jamais perdu. Pour les paradis qu’on piétine, les joies qu’on ne sait pas protéger.