SILENTIARIUS. Serviteur qui avait pour fonction de maintenir le silence dans la maison, et d’empêcher toute la troupe des esclaves de faire le moindre bruit en présence de leur maître, une toux même ou un éternuement étant immédiatement punis par un coup de baguette. 2. Silentiarius sacri palatii. Dans les derniers temps de l’empire, un des trente officiers qui étaient des personnages assez importants dans la cour de Byzance, chargés, sous la direction de trois supérieurs, de veiller à ce que le silence, l’ordre et le décorum régnassent dans l’enceinte du palais.

A. Rich, Dictionnaire des antiquités romaines et grecques, 1861.

Cela ne commence pas, comme histoire, mais marquons les temps forts.

Une mauvaise salle comme Paris les collectionne, dont les sièges remontent vers un écran trop petit, encadré par des poutres violentes aux sorties qui ne daignent pas s’éteindre. Une foule à ras bord, sans autre signe distinctif que d’être déjà, toujours, encore bruyante, ignorant ce que d’instinct quelques sages savaient encore naguère, lorsqu’ils s’avançaient en un lieu clos et feutré : que le silence est le seul à pouvoir tous nous rassembler, qu’on se supporte, aussi nombreux, deux heures durant.

Mercredi dernier donc, nous allions découvrir Only God Forgives, fable de la discorde pour les cinéphiles et les amateurs de tuning, revenus des premières séances les uns bleus d’ennui, les autres roses de rage. Mais Dieu, dans sa profonde miséricorde, n’a pas voulu que je fusse l’un ou l’autre, j’étais encore à peu près libre d’un « avis personnel », pour ce que cela signifie.

Je suis une angoissée, c’est admis, je m’y adapte. J’ai longtemps cru que le silence ne précédait ou ne suivait que la mort ou le mensonge, et je me suis rarement trompée. Puis en tentant de rester digne, trait d’union entre moi-même et l’avenir, j’ai appris la vertu de me taire. Restait la mort, qui s’invitait, et qu’importe, laisse-la entrer. Un subtil jeu pour se faire peur, se dépasser, construire les poutres et résister que ce silence… Je l’ai approché, parfois retenu, jamais domestiqué. Il est la bête rare de notre civilisation de forcenés des extinctions. Celui qui s’y tient s’y voue, ploie devant sa force et le sert gratuitement. Sa puissance est infinie, son centre un trou noir. Vous ne pouvez rien contre l’homme silencieux, vous y épuiserez vos forces.

On a tort de considérer la musique électronique comme un bruit sans fondement. La musique des machines est la musique de notre silence, quand un orchestre symphonique soutiendra nos passions. Voyez ce que fait l’homme seul au fond du Lot, qui creuse des trous depuis vingt ans sans autre compagnie qu’une chambre salie et deux portraits de femmes sans enfants : il chante ! Il n’existe de silence plus parfait que celui de son expression musicale. De solitude plus achevée que celle qui permet qu’éclate notre chant des pistes, unique, à déchirer le vent.

Nicolas Windind Refn est un silentiaire. Il impose dans la demeure du maître qu’aucun bruit ne survienne. Il tranche les membres des contrevenants, aucune punition n’étant assez forte contre le sacrilège qui ne sait plus ce qui est juste, beau et grand. Il propose à nos abîmes des vagues de sons froids, cliniques se rejoignant dans le point d’orgue terrifiant de toutes les bêtes profondes qui s’accordent pour bientôt déferler le long des partitions. De ce fait, il les contient aux portes de l’enfer.

Je ne dis pas que le cinéma troublant, kitsch et mutique de cet homme est parfait, enviable, génial ou innovant. Je respecte la demande de justice et de décence qui mugit dans les entrailles de fer d’un monde-machine qui nous avale. Je vois la poésie brutale qui s’étale dans le sang. Je prends les coups d’un homme qui ne croit plus en les autres. J’entends la chanson folle d’une langue lointaine qui prône le rêve en retenant mes larmes.

Et j’écoute cette salle qui ricane à chaque coup de sabre, incapable de possession spirituelle, déformée par des décennies de déni du sacré, abreuvée d’une violence pop, vaine, qu’un Tarantino malsain n’a pas la force de transcender. Une salle d’adolescents puceaux qui gloussent en classe de biologie. Une salle d’enveloppes grasses et vides qui essuieront leurs doigts sur la fragilité bancale d’un esprit habité –  esprit qui  peine peut-être à transmettre son don, qui peine sans doute à perpétuer sa grâce, qui peine bien sûr à nous ouvrir son âme pleine, et dont on ne s’étonnera pas que dans ce film, prodige inversé qui préfère aux tapis rouges les lampions pourpres asphyxiant le plafond, il aspire sans cesse à retourner au silence qui l’élevait.

De ce dilemme – dire ce qui doit se taire, Only God Forgives n’a certainement pas à rougir, lui. Et devant la violente naïveté de cet ovni qui veut vivre, j’ai eu le cœur brisé, une fois encore, de ce que nous sommes devenus : ce que nous étions. Ce que, tout progressistes frénétiques que nous sommes lorsque s’approchent les rives du genre, nous échouons lamentablement à inverser. Nous sommes des êtres stupides et sans cœur, collés à la porte vitrée du réel immédiat et social, trépignant d’être les premiers à entrer pour les soldes sur les produits du monstre.

Riez, bouffons, vous avez été créés pour que puisse se faire, outrageusement et sans égalité, le jour sur ceux qui, au fond, pleurent. Ce jour viendra, où les garçons perdus ayant trouvé leurs frères vous mettront à genoux devant l’évidence. Alors, vous vous tairez enfin, et vous engagerez à faire régner dans le palais qui vous surplombe le decorum, l’ordre et enfin le silence qui sied à un cœur pur.

Ce jour-là je serai sur le parvis, avec eux, pour vous accueillir les bras ouverts, les paumes sèches et le baiser franc.


 

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