Lorsqu’il écrit à Jorge Di Paola en 1958, Gombrowicz a 54 ans et son correspondant, souffre-douleur favori qu’il surnomme l’Âne dans toutes ses lettres, en a 18. C’est à pleurer de rire, et cela ne l’empêchera nullement de signer la préface, bien des années plus tard, en 1963, de sa pièce Hernan. À cette époque où plus personne ne supporte la moindre critique, le moindre jugement sans tomber dans les pommes, ce courrier m’enchante au plus haut point, et nul doute qu’il fut, à son destinataire,  douloureux sans doute – mais les animaux se connaissaient bien – cependant fort utile.

« Asno : tu peux t’estimer heureux de m’avoir écrit car j’avais un plan bien élaboré pour te mettre à terre. Alors, mon vieux, épargne-moi tes mélodrames, je suis un vieux jovial, déjà un peu sclérosé mais heureux, je ne suis pas À LA HAUTEUR DE CE GENRE D’ABÎMES, désolé mon vieux. En plus, j’ai l’impression que 90% est totalement mensonger, ou alors lancé sur les rails de l’antique Weltschmerz (romantique) et du ROMAN NOIR actuel et, bien évidemment, du sartrisme, etc. Bref, tu as ma permission et tu peux donc souffrir et gémir autant qu’il te plaira à la seule condition que tu n’oublies pas de cultiver  L’AUTRE PÔLE c’est-à-dire celui du BONHEUR DE LA JEUNESSE, DU PLAISIR ET DU RIRE FACILE ; or ce pôle, pour différentes raisons, me semble plus actuel et plus créatif. N’oublie pas, mon cher Asno, que lorsqu’un petit jeune pense, souffre et gémit il reste toujours INFÉRIEUR, et ne mérite donc pas notre respect, alors que lorsqu’il rit il est INVINCIBLE. Ne tombe pas dans ce travers de totalité ; recherche en toi ton propre dieu ; recherche les avantages de ton âge et affirme-toi dans celui-ci ; et arrête donc de nous enquiquiner, enfin, mon vieux, ce n’est pas possible !
Et n’oublie pas que l’esprit est ANTINOMIQUE. Autrement dit, plus tu sombreras dans le désespoir, plus tu devras êtres DIONYSIAQUE. Allons mon vieux, ce n’est quand même pas des souffrances d’amour ? Dis-moi la vérité. Le problème c’est que tu veux accéder trop vite à la maturité.
Ne sois pas pressé. Ne sois pas ringard. Ta plainte concernant la pensée moderne qui serait un avorton amorphe s’explique par tes carences intellectuelles.  Sache que les GRANDS (comme moi, par exemple, ou cet imbécile de Sartre) savent parfaitement ce qu’ils veulent et où ils vont ; les petits, eux, s’égarent. »

Puis, aussi :

« Pauvre Asno : JE T’INTERDIS de m’écrire à la main avec ton horrible graphie, toute tordue, et puis tâche de m’envoyer des nouvelles concrètes, c’est ce que j’aime, et non pas des exercices dialectiques, parce que pour ça il y a déjà Gomez, sinon tu vas voir comment je vais t’écraser à mon retour et je te ratatinerai devant tous tes amis ; ne va pas t’imaginer, même dans tes rêves les plus fous, que moi, un ÉCRIVAIN, je vais faire de la dialectique avec toi qui n’es qu’un petit poussin, un débutant, tout juste à l’heure de la promesse ! Tout ce qui te reste à faire c’est de m’admirer, et limite-toi à ça sinon je t’égorge comme un lion féroce. Je t’autorise en revanche l’usage de l’ironie comme dans tes dernières lettres, parce qu’elle se développe sur un ton d’admiration – TU IRONISES À MON PROPOS PARCE QUE TU M’ADMIRES. »

Extraits de Lettres à ses disciples argentins, Editions Sillage, 2019.

*

Crédits photo illustration : sur le site witoldgombrowicz.com

Pour poursuivre la route ensemble...
Avertissement aux aveugles – L’Obscurité du dehors, de Cormac McCarthy

« Vous avez pas peur toute seule ? Un peu. Des fois. Pas vous ? Oui m’dame. J’ai toujours eu peur. Même quand y avait personne d’assassiné nulle part. » Peut-on présenter le moindre roman de Cormac McCarthy sans utiliser « ténèbre », « noirceur », « violence » ou autre « désespoir » > Lire plus

Dantec et Attar, les oiseaux de guerre 2/2

Première partie À propos de La Conférence des oiseaux, de Farid-ud-Din’ Attar, traduit du persan par Manijeh Nouri-Ortega, adapté par Henri Gougaud, Points Seuil, coll. Sagesses, 2010. (CO) Et de American Black Box, de Maurice G.Dantec, Albin Michel, 2007. (ABB) « Au premier jour des temps Il fit des monts > Lire plus

Livre des chevets – Eduardo Berti, Une présence idéale

« Les autres se trompent quand ils assurent qu’un bon soignant doit trouver la distance idéale face aux patients. Je lui dis que ce que nous devons trouver c’est la présence idéale. » Ils ne sont parfois qu’un paragraphe, tout au plus trois ou quatre pages, les dernières, dans nos > Lire plus

Les énergies démoniaques – Kenneth White, Gary Snyder, biographie poétique

Merveille de bréviaire composé à 70% de citations de Snyder (traductions souvent inédites de White), je tourne et retourne sans cesse à ce petit livre qui m'a fait commander, de Gary Snyder, Myths&Texts (traduits par Poème pour les oiseaux au Castor Astral ) et Earth, House, Hold, en anglais. « Les > Lire plus

De loin on dirait des mouches, de Kike Ferrari : le pouvoir des larves

Si tous moi non, sifflote le balayeur des souterrains, sur son quai bondé de solitudes alternées. Tous ceux qui dégradent l’esprit de ce monde, ne se tiennent jamais, je leur ferai manger la terre qu’ils ignorent, cracher les vers du nez. Donnez-moi un stylo.

Du plomb dans la masse – Viande, de Martin Harniček

Simon regardait à l’intérieur d’une vaste gueule. L’intérieur était tout noir. Et autour aussi tout devenait noir. […] Simon était à l’intérieur de la gueule. Il y tomba et perdit connaissance. William Golding, Sa Majesté des Mouches. Un peu de plomb dans l’aile afin de réfléchir à la manière de > Lire plus

Vous souhaitez recevoir les articles ?

Nous ne spammons pas ! Consultez notre politique de confidentialité pour plus d’informations.