« Et peu de livres, mais lus avec passion, seule manière de vivre une œuvre qui, sans elle, n’est qu’un cimetière de mots. Car le pseudo-encyclopédisme est toujours lié à l’enseignement livresque, qui est l’une des formes de la mort. Croit-on vraiment que la culture n’existait pas avant Gutenberg ? La culture ne se transmet pas seulement par les livres : elle se transmet en réalité à travers toute activité humaine, en discutant, en voyageant, en écoutant de la musique et même en mangeant. Dans l’Hyperion de Longfellow, on lit qu’ « une simple conversation en mangeant avec un sage vaut mieux que dix ans d’étude livresque». Il dit wise, c’est-à-dire sage, dans le sens où peut parfois l’être un paysan illettré, et non savant, qui se dit de quelqu’un qui n’est capable de parler que de silicates ou de la résistance des matériaux. La sagesse est une chose tout à fait différente, elle sert à mieux vivre avec ce qui nous entoure, à entendre raison, à tenir bon dans le malheur et à rester mesuré dans le triomphe, à savoir quoi faire dans un monde que les savants ont conquis, à savoir vieillir et accepter la mort avec dignité. Si les isothermes et les logarithmes sont indubitablement utiles dans le domaine des sciences, ils ne servent en revanche à rien de tout cela ; la véritable éducation ne doit pas se faire dans le but d’atteindre l’efficacité technique mais pour former des hommes complets. […]
Je parle de cette éducation que tout être humain devrait avoir au stade initial de son développement, c’est-à-dire quand son esprit est encore fragile, à ce moment où va se décider pour toujours ce qu’il est : mesquin ou généreux, lâche ou courageux, irresponsable ou responsable, loup pour l’homme ou au contraire capable d’agir dans l’intérêt général. »
Ernesto Sabato, Éducation et crise de l’homme [1979], traduit de l’espagnol (Argentine) par Thomas Bourdier, Editions R&N, 2023, 56 pages.