[J’ai eu aujourd’hui l’honneur de visiter Serge Rezvani dans sa maison parisienne. Le prétexte était de lui faire signer quelques livres à destination de lecteurs sensibles à ces attentions. Je voulais surtout voir ses tableaux, invisibles en ligne. J’ai obtenu ce jour plusieurs marques de confiance de la part de ce jeune homme de 86 ans, pétillant et attentif. L’une d’elle consiste à avoir obtenu l’autorisation de partager en ligne quelques-uns des détails de ces tableaux faisant parfois 3 mètres sur 2. J’ai décidé de les accompagner de deux passages de son étonnant dernier roman, Vers les Confins, dont j’achève la lecture. Je ne choisis pas ici les passages les plus « inspirés » ou les plus « intelligents », car l’auteur porte sur lui et dans ses yeux vifs la désinvolture d’un génie qui se montre en son plus désarmant naturel, et il ne se veut pas plus malin qu’il ne l’est, au bout d’une vie de lecture, d’amour (il restera 50 ans avec « Lula » avant qu’elle ne succombe à la maladie d’Alzheimer en 2004), d’écriture, de peinture et de musique. Ces deux leçons de vie, et ces quelques détails, ne sont pas peu de choses. C’est ce qu’elles peuvent cependant paraître, pour finir par faire leur chemin doux, profond et généreux sans le forcer dans notre âme chagrine, sauvée et consolée par cette heure recueillie auprès d’un homme simple et bon.]

Serge Rezvani, Tableau (détail)

Serge Rezvani, Tableau (détail)

« – Oui, je veux dire que la Vie est sans pensée, elle ! Sans programme, elle ! Que la Vie va s’épanouir là où se trouvent dans la Nature des interstices qui lui sont favorables. Elle s’improvise Vie !  Sans savoir qu’elle est Vie ! Voyez l’Australie. À peine s’était-elle détachée des autres continents qu’en quelques millions d’années elle invente les marsupiaux. N’est-ce pas sublime d’imaginer, avec notre étrange cerveau spécifiquement humain, que l’Univers se peuple à l’infini d’une Vie aveugle, sans conscience et à la fois de la même violence inventive que le Feu, lui aussi aveugle et sans conscience, des Mondes en fusion ? Que la Vie et le Feu cohabitent à l’infini dans l’Univers comme cohabitent Vie et Mort ? N’a-t-on pas découvert dans les abysses des mers les plus profondes – là où les feux telluriques jaillis du magma terrestre luttent avec l’eau – non seulement des particules de vie mais d’étranges amalgames de cellules formant des corps composés, munis d’étranges griffes et de crochets, capables de supporter des chaleurs proches de l’ébullition ?

Quand nous eûmes roulé un moment en silence, elle avait ajouté :

– La Vie ne connaît aucun obstacle. Et même quand je mets en garde ces bergers dont nous parlions tout à l’heure, à propos de la radioactivité des métaux qu’ils arrachent aux carcasses des grandes épaves ensablées, je sais qu’à l’échelle des générations, l’espèce humaine, le jour où elle sera atomisée, comme ces espèces animales ou végétales qui survivent et prolifèrent en dépit de tout autour des centrales nucléaires dévastées, oui l’espèce humaine même si elle est défigurée, même si elle est méconnaissable, je dis bien l’espèce humaine revenue s’il le faut à son animalité la plus primitive qui n’est que Vie sans figure humaine, s’arrangera pour survivre coûte que coûte en se réinventant autre par tâtonnements successifs. » (pages 102-103)

Serge Rezvani, Tableau (détail)

Serge Rezvani, Tableau (détail)

« – Voyez comme le désert est beau ! Ces dunes chauves ne sont-elles pas d’une poésie désolante ? Cette répétition silencieuse à l’infini de ces énormes vagues de sable figées vous étreint et à la fois vous projette hors du monde des apparences. Avouez que cet océan de sable est un chaos métaphysique…
Passant son bras sur mes épaules, il avait ajouté presque avec tendresse :
– Sachez-le, ami français, vous ne nous devez rien de votre vie. Pas plus que nous de la nôtre. Le concept même d’« âme neuronale » me séduit suffisamment sans que vous ayez pour cela à m’en donner l’origine, si cette origine vous est douloureuse.
Que vous en ayez inventé le terme nous suffit !
– Je n’ai rien à cacher ni à dire ici de ma vie. Cependant je me dois maintenant de vous avouer avoir vécu la plus douloureuse des expériences. Et cette expérience ne m’appartient pas exclusivement. Pas plus que ne lui appartiendrait exclusivement le récit d’un « revenant » ayant passé dans les deux sens la frontière de ce qu’on appelle pompeusement « le royaume des morts ».
Oui, j’ai assisté à la mort neuronale d’une âme ! J’ai vu l’âme de l’être qui m’était le plus proche dépérir au rythme de la mort de ses neurones, comprenez-vous ? À mesure que la maladie détruisait son cerveau, j’ai vu son âme dépérir, disparaître peu à peu jusqu’à ne même pas entrer dans la Mort.
– Vous voulez dire que…
– Je veux dire que ma femme est morte, atteinte irréversiblement d’une humiliante dégénérescence du cerveau – dont je me refuse à vous citer ici le nom devenu affreusement banal. Oui, son corps tant aimé est entré dans la Mort sans plus trace de son âme que j’ai connue si belle ! Comprenez-vous, elle est morte sans plus d’âme après sa vie qu’elle n’en avait eue avant sa naissance ! Orpheline pour l’éternité de toute « âme » ! Et moi définitivement orphelin aussi de son « âme » que j’ai vu, je le répète, lentement se détruire en même temps que l’irréversible extinction de ses neurones ! » (pages 172-173)

D’autres beaux extraits ici.

Serge Rezvani, Tableau (détail)

Serge Rezvani, Tableau (détail)

Pour poursuivre la route ensemble...
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"Alors, quand me pardonneras-tu d'être un homme ?" Serge Rezvani, Vers les confins. Lettre de Norman Mailer à sa femme Béatrice pendant la guerre du Pacifique durant laquelle il a écrit "Les Nus et les Morts" Capture du film  Norman Mailer, Histoires d'Amérique, France 2, 1998. > Lire plus

Action des démons sur ceux qui lisent

Où l’on apprend que même les plus convaincus, tel le moine Évagre le Pontique, pouvaient s’ennuyer mortellement en lisant les classiques.

Portée profonde – Gary Snyder, La Pratique sauvage

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« Qui sont-ILS ? On ne le saura jamais mais les estafettes de la Grande Peur meurent sans dévoiler leur effroyable secret.»

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Autorités intellectuelles – La fille parfaite, de Nathalie Azoulai

Lorsqu’Adèle la mathématicienne se suicide (pendue, comme un homme), Rachel, l’écrivain, résignée, soulagée autant que mortifiée, se met en devoir de témoigner, car après tout, la littérature, elle, reste.

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