« Il suffit d’un changement de langue et de quelques milliers de kilomètres pour rendre son moi plus élastique. La vie antérieure devient ésotérique, elle n’est plus qu’un souvenir douteux. »
Mais comment son fils qui ne savait pas changer une ampoule en Argentine est-il parvenu à devenir maçon en France ? se demande, perplexe, le père de Sergio Aquindo, lorsqu’il lui arrive, au début des années 2000, d’avoir des nouvelles de son fils depuis une cabine téléphonique du boulevard Magenta. C’est que Sergio cherchait « une porte d’entrée dans Paris » en traînant dans les petits bars et magasins pour fauchés, photocopiant comme on prie, dans une échoppe faisant figure d’autel de la gare de l’Est, ses dessins qu’il tente alors de faire publier.
Avec un esprit de loufoque qu’il emprunte sans aucun doute aux écrivains de son pays d’origine, beaucoup de tendresse pour la brassée de personnages qui croisent sa route sur les chantiers où il se fait embaucher pour survivre et l’humour de celui qui peut rire de ces années de galère puisqu’il s’en sera relativement bien tiré (il est aujourd’hui dessinateur pour la presse, régulièrement dans Le Monde), Aquindo remonte plus de vingt ans en arrière, à son arrivée à Paris.
Il croque ses espérances, ses confrontations à notre langue qu’il apprend avec des cassettes Assimil enregistrées dans les cabines de Beaubourg, ses amis de fortune, qui sont tous passés par « les chantiers » – une peintre tchèque dont il est vaguement amoureux, un ami chilien qui compose un « roman bâtard » qui ne verra jamais le jour, Alban, le mythomane, qui a braqué des banques, fait partie des skins et vu un couvreur chuter d’un toit – avec un souci de l’image qui ne trompe pas sur sa vocation première, tant les scènes les plus absurdes prennent véritablement vie sous nos yeux. Tous les dos devant lui qui travaillent finissent par composer une marée laborieuse et un peu vertigineuse, un renard empaillé raté lui semble incarner à lui-seul, au fond d’un bouge, la suprême humiliation, la transformation nerveuse de notre dessinateur en « bête à gravats » dans une contorsion hallucinée au milieu du chantier sale, un collègue bouleversé par l’attaque mortelle de son petit chien par un pitbull et qui le charrie sur son dos dans un sac poubelle… Aquindo excelle à nous mettre sous sa peau, son regard concerné. Il ne sera jamais un bon ouvrier, même s’il est dur à la tâche, il pense trop. Il voit tout et il consigne. Sa mission est ailleurs : faire survivre ces types-là, quelque part, même vingt ans plus tard, avec leurs travers, leurs manies et leurs vies qui rétrécissent de jour en jour autour d’eux s’ils ne trouvent pas le moyen de se tirer de là.
Un premier roman en récit généreux, au cœur du monde des travailleurs pauvres, immigrés ou non, qui garde dans son humanité imbibant chaque page le souvenir vif de cette entrée en la matière brute et sans pitié. Et qui rappelle combien d’artistes se trouvent dans ces rangs, qu’ils y finissent ou les transcendent.
Une lecture qui m’aura par ailleurs rappelé celle du Faux Départ de Marion Messina.
Sergio Aquindo, Bête à gravats, Alma éditeur, 2023, 192 pages