Alain Giorgetti publie son second roman, Massif, aux éditions Alma : une sanglante histoire d’amour, de possession, de sous-bois, de corruption et faux-semblants. Nicolas, après sa rencontre avec Hélène au détour d’une forêt, décide de rendre justice pour celle qu’il aime désormais intensément, malmenée depuis des années, elle et son sanctuaire de nature préservée, par trois compères du coin peu scrupuleux… à moins que les apparences ne soient trompeuses ? Il a bien voulu répondre à mes questions.

Paméla Ramos – Merci, Alain, d’avoir répondu à mon invitation pour échanger autour de Massif, votre deuxième roman qui paraît aux éditions Alma ce jour.

« Certains êtres humains se caractérisent par une tendance persistante au soulèvement » indique d’entrée de jeu la quatrième de couverture, euphémisme élégant qui masque la forêt de sang qui se profile : justice soi-même, amour obsessionnel, corruption et dégradation du monde sauvage vont nous sauter au visage assez rapidement, alors que votre narrateur, peintre citadin récemment divorcé, lassé d’une fête stupide organisée dans un chalet de montagne, décide de s’en échapper en suivant un sentier…

Quels ont été les éléments déclencheurs qui vous ont décidé à ouvrir le feu avec ce roman à la violence crue plutôt éloignée de votre premier sur l’exil, l’identité et la mélancolie, La Nuit nous serons semblables à nous-mêmes ?

Alain Giorgetti – Chère Paméla, merci pour cette question à tiroirs. Oui, on peut dire que la violence est première dans le récit, même si la chronologie y est quelque peu bouleversée au cours de la narration qui s’ensuit. Violence également du style, incisif, en tous cas dans les premiers paragraphes. C’était très volontaire de ma part, et pour tout dire synonyme de rupture, de bouleversement, de soulèvement moral du personnage principal. Rétrospectivement, j’ai la trouble impression que tout était déjà dans ce titre, qui par ailleurs m’est venu tout de suite lors de l’écriture. Comme si le livre pouvait se résumer à un seul mot ? C’est un peu paradoxal lorsqu’on sait la somme de sueur que représente l’écriture d’un livre, bref. J’ai l’impression que tout se retenait là, dans les rets de ce seul mot « Massif » qui, à l’instar d’un barrage en altitude, devrait bientôt lâcher, craquer, céder sous les eaux tumultueuses d’un glacier où trop de choses demeuraient figées. Ce n’est pas tant que j’avais quelque chose à dire, mais que trop de choses, non dites, étaient en train de pourrir au fond du sac. C’est probablement pourquoi, lors du choix de l’exergue, j’ai opté pour une basique définition du dictionnaire Larousse, plutôt qu’une citation de l’un ou l’autre des romanciers ayant accompagné l’écriture de ce livre, tels que Philip Roth, Jim Harrison ou Larry Brown…

Massif montagneux donc, mais aussi bien massif au sens figuré, presque péjoratif du terme. Lourd, intempestif, irréfléchi et puis soudain : bête et méchant ; même s’agissant d’un artiste peintre. D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi les artistes seraient à priori plus raisonnables ou moins violents que le reste de la société ? En vérité, l’histoire qui traverse le livre est celle d’un malentendu à la puissance N. Un crime horrible sans origine, sans finalité, sans explication et surtout sans excuse. Une sorte de vengeance sans objet véritable. Celle d’un type un peu paumé, et qui confond lieu paradisiaque, loi du talion et justice divine. Une tragédie à l’antique — avec quasi unité de temps, de lieu et d’action —, mais sans la moindre catharsis. Tout comme mon personnage, qui emprunte machinalement un chemin forestier, je me suis engagé dans cette histoire sans savoir ni d’où elle venait ni où elle allait. J’ai agi de manière aussi primaire que Nicolas, le narrateur, dans l’histoire. Il fallait sortir. Il fallait que ça sorte. Il fallait que j’achève ce cheval sous moi. Que je me débarrasse de mon livre. Je me fais souvent cette réflexion : écrire, c’est se défaire de ce que l’on a à faire, à écrire. L’écriture d’un livre nous en délivre. Si le chemin s’est fait en avançant dans celui-ci, c’était aussi pour arriver ailleurs. Pour passer de l’autre côté de la violence.

Alors oui, c’est assez loin de mon précédent roman, même si dans les deux cas il s’agit de fuite. Ici, la fuite en avant s’avère macabre, absurde voire, ridicule. Mais est-ce que l’on n’est pas toujours un peu en exil lorsqu’on écrit ? Exil de soi, de l’autre, de la famille, de la société, du monde. Exil de l’exil même, je ne sais pas. Au juste, je crois que j’avais quelques comptes à régler avec l’existence. Je crois que j’avais besoin d’écrire une sorte de western contemporain, avec tous les clichés et les ressorts psychologiques et narratifs du genre, mais basés sur un grand nombre de faits réels, glanés ici et là au cours de ces dernières années et de mes errances dans le massif des Vosges.

Nicolas Mathieu aime à dire et répéter combien, pour lui, « Écrire, c’est rendre les coups ». Certes, c’est un peu viril, un brin expéditif et en même temps c’est précis. Plus qu’un véritable coup de poing à l’estomac, il me semble que c’est là une forme d’esquive, aussi intelligente qu’intelligible. J’avoue humblement me retrouver dans cette formule, même si elle n’a rien de magique.

P.R. – C’est intéressant que cela soit en grande partie « vrai ». La violence viscérale, bête et méchante, et, absurdement inexplicable la plupart du temps, se trouve à côté de n’importe quelle porte. Je vais me faire la voix de certaines mouches agaçantes qui souvent tournent autour des cuisines : par exemple, ouvrir la fosse septique de son coin, est-ce que c’est pardonnable ? Est-ce que l’écrivain sera pardonné de barbouiller les pages de trop de vérité ? J’ai pour ma part, au milieu du ravissement pour votre style unique, eu des moments de rejets, à la lecture de Massif, que j’ai dû interroger: je vous en voulais obscurément de rejouer des oppositions pour moi trop vues, citadin/rural, amoureux de la nature/chasseur, cœur pur de l’artiste / corruption du politique… je me suis retrouvée un peu engourdie par mes propres représentations – parfois fantasmées, bien sûr, comme un refus obtus de crier avec les meutes… ce qui m’a parfois éloignée de l’immersion poétique que par ailleurs vous proposez, pour me rappeler à une réflexion que je pensais, pour moi, réglée. Me comprenez-vous ? Ces biais de lecture sont activés plus profondément par l’écrivain lorsqu’il choisit des sujets qui animent férocement la société médiatique actuelle. C’était voulu, par exemple, avec la chasse ?

A.G. – Voulu oui et non. Tout part d’une rencontre, celle que fait le personnage masculin avec le personnage féminin, je l’ai vécu personnellement (l’histoire d’amour en moins ; Cqfd). J’ai su instantanément que cela aboutirait à une histoire, à un livre… De même,  nombre des épisodes du roman sont tirés de faits réels, comme la scène tragique de fin par exemple. Je précise que je viens d’une région de Lorraine où la chasse est pratique courante, qui se transmet de père en fils comme dans « La Chasse », le beau film de Thomas Vinterberg. Mais ce n’est pas de cette violence-là dont je parle. Le livre n’est pas un réquisitoire contre la chasse et les chasseurs. J’ai mes propres convictions c’est certain, mais je m’y serais pris autrement. Je comprends d’autant mieux les « rejets » dont vous parlez, à mon sens tout à fait compréhensibles. Même si, encore une fois, ces choses-là existent bel et bien. La chasse est ce que l’on appelle un fait social et anthropologique complet, comme le montre Charles Stepanoff dans son récent essai. C’est un sujet qui mérite la nuance certes, mais il faut être sérieux. Quoi ? Il n’y a pas de pro- et d’anti-chasse en France, qui sont parfois amis d’enfance, voisins, édiles locaux dans un seul et même village ? Il n’y a pas de lobbys, de faits divers, d’abus de pouvoir, ni d’accidents… Allons ! Ce qui m’intéresserait plus en vérité, c’est le fait que, selon les inventaires de l’IGN, les trois-quarts de la forêt française métropolitaine sont des propriétés privées. Ce sont donc des particuliers, chasseurs ou pas, qui doivent gérer leurs forêts, à commencer par l’activité cynégétique. Non, c’est dans le domaine public que cela pose problème. Que celui qui ne s’est pas retrouvé dans cette situation où, se promenant en forêt et en famille un beau dimanche, avec une série de coups de feu lui perçant les oreilles…me jette la première douille, ou me transforme en cerf. Vaste débat n’est-ce pas…

P.R. – Evidemment ! Passionnant, par ailleurs. Et d’ailleurs j’ai senti de profondes effluves de Sang Noir de Bertrand Hell, dans vos pages, et ce que fait l’appel du sauvage au cœur de l’homme, la transformation, lente ou explosive, loin de toute représentation bucolique, vers un sacré lié au sang chassé et ingurgité… une sorte de possession, solitaire ou clanique. En tout cas, vous avez raison, et c’est où je voulais en venir : de ces dualités, on n’en a jamais terminé et devoir m’y confronter à nouveau est une discipline à laquelle,  après avoir vaguement rechigné, j’ai consenti à nouveau. Cela vous place, écrivain, en position de trouble-fête lorsque vous revenez nous dire qu’au pays, en dépit de quelques exceptions certes heureuses, rien ou presque n’a changé… c’est un « mauvais présage », comme disait récemment Stéphane Audoin-Rouzeau dans La part d’ombre, qu’il est courageux de porter.

A.G. – J’aime bien cette notion de trouble-fête. Ce pourrait presque être le rôle de mon personnage dans une Commedia dell Arte contemporaine ; ou son épithète homérique. Mais n’est-il pas plus troublé que trublion ? Il me semble que, d’une certaine manière, il n’est pas loin de souffrir d’une forme de « trouble de la personnalité ». Il me semble que, parfois, la violence physique comme morale, demeure sans pourquoi ? Si j’osais, je dirais  que je me suis aussi fait violence à moi-même pour écrire certains passages, qui ne sont pas forcément les plus explicites d’ailleurs. C’est pourquoi il n’y a pas non plus de cœur pur de l’artiste versus le foie corrompu du magnat local. Sans trop dévoiler l’intrigue il me semble que le roman décante une série de masques qui tombent les uns après les autres, et que bons et méchants ne sont pas forcément ceux que l’on croit… Alors oui, l’écrivain comme « trouble-fête », comme agitateur de faits et gestes plutôt que comme clown, artisan du brouillard plutôt que phare dans la nuit, casse-couilles invétéré plutôt que séducteur des foules… ma foi, j’avoue que ça ne me déplaît pas tout à fait… Pour revenir au début de votre question, j’ai pris grand soin de ne pas revenir au fabuleux livre de Hell, naguère conseillé par mon ami Éric Pessan. Trop impressionnant. Trop peur de, soit m’y retrouver trop, soit ne m’y retrouver pas assez. Bref, un grand effort de lâcheté comme vous voyez, même s’agissant de sauvagerie.

P.R. – Cela m’amène à l’acte politique d’écrire. Chez vous, il est omniprésent. La tragédie des migrants dans La nuit nous serons semblables à nous-mêmes, le passif français vis-à-vis de l’Algérie dans Ce que la France n’a jamais dit à l’Algérie. Ce que l’on dit mal pour le premier (le traitement médiatique par le chiffre de ce drame humain à l’échelle planétaire est tout bonnement intolérable) ou dont on ne parle simplement pas dans le deuxième (qui sait quelque chose de la guerre d’Algérie ? Je provoque sciemment, mais nous en sommes un peu là), nous voilà plongés dans la perplexité d’un faux silence, bruissant des non-dits que vous mentionniez. Je me résume : qu’est-ce que l’écrivain peut dire de plus audible que le politique ? Quels droits et devoirs vous reconnaissez-vous, lorsque vous écrivez, et publiez ?

A.G. – C’est toujours assez difficile de dire exactement d’où vient l’écriture. Un livre, un sujet de roman, un sonnet amoureux oui. Mais l’écriture… cet élan vital qui absorbe tout, tout autour de lui avec la vigueur et l’indétermination d’un trou noir… Question difficile ? Question qui se mordra sans cesse la queue. C’est Maurice Blanchot qui, quelque part (dans l’Entretien infini je crois ?) dit et prouve que « chercher » et « trouver » ont la même origine étymologique. Je veux dire : si engagement il y a, c’est dans l’écriture. Dans l’acte d’écrire lui-même, et uniquement là. Dans le flux, la rupture, le temps décomposé, le songe de la durée. Il y a ce blanc, et il faut le noircir. Il faut effacer la page. Il faut réfuter le temps. Il faut amuïr la mort. C’est un combat. Et ce n’est pas très original, je sais, mais c’est ce que je ressens. Je parlais plus tôt des choses tues et retenues en altitude… Des fois, je me persuade que, plus que parler, écrire serait d’abord ne plus se taire. Ne plus pouvoir se taire. Après, le, les sujets… On connaît tous la remarque de Mallarmé faite à Degas !

P.R. – Je ne crois pas, pour ma part ! Redonnez-nous là…

A.G. – C’est Paul Valéry, dans les Cahiers qui raconte l’anecdote. Degas et Mallarmé étaient amis, or un jour, le premier se plaignit au second d’avoir sans cesse des idées de poème sans pourtant parvenir à en écrire. Et l’auteur de la Crise de Vers de lui répondre « Ce n’est point avec des idées, mon cher Degas, que l’on fait des vers. C’est avec des mots »

Bien sûr qu’il s’agit toujours des deux mêmes choses : La guerre et l’amour. La famille étant, probablement, le plus fertile des creusets pour en traiter, qu’il s’agisse de la louer ou de s’en débarrasser. Par ailleurs, il ne me semble pas que l’écrivain soit plus audible que le politique dans la société contemporaine.

P.R. – Justement, je me demandais ce qu’il pouvait amener de plus audible, par rapport à la parole politiquement médiatisée : en général, des faits sociologiques chiffrés, rationnalisés selon l’inclination principale du messager, et livrés à l’indignation immédiate de l’opinion. De la « fausse parole » pour reprendre le titre de l’indispensable essai d’Armand Robin.

A.G. – Peut-être que, parfois, le vraisemblable peut perforer le vrai, retourner le sablier ou montrer la poussière cachée sous le tapis, ça oui ! Faire « effraction dans le réel », comme dit Emmanuel Carrère. Et donner ainsi matière à réfléchir, par l’art de la suggestion ou la profondeur du doute. Le politique, comme le juge ou l’avocat, est quant à lui évidemment requis, corseté, agi par les normes de son discours et par ses certitudes. Il ne veut pas seulement persuader, il veut convaincre. Quitte à mentir, bien sûr. Mais il ne s’agit pas là du même mensonge que dans la fiction. Le mentir-vrai de l’écrivain n’a rien à voir avec les fausses promesses électorales ou programmatiques. Les buts ne convergent pas. Nous en avons la preuve manifeste tous les jours en ce moment, s’agissant du projet de loi sur la réforme des retraites. On entend tous les jours, à droite comme à gauche, des phrases comme « Les Français savent bien que », « 65% des Français pensent que », etc., qui décrédibilisent de facto la parole politicienne médiatisée. Jadis, les édiles Romains en campagne, achetaient clairement leur voix, distribuant victuailles et pièces de monnaie. Apparemment, les médiations électorales ont muté, voilà tout. Mais là encore, c’est un vaste débat. Il faudrait développer, et il n’est pas sûr que j’aie beaucoup d’arguments à faire valoir… Dans l’un de ses derniers ouvrages, Yves Bonnefoy parle à ce propos du siècle (le XXème) où « la parole fut victime ». Disons que, oui, la marge est étroite pour les écrivains. Mais que personne ne nous empêche d’y inscrire nos petites comme nos grandes histoires, sinon…

P.R. – Sinon il faudra user de ruse pour fabriquer des chevaux de Troie… Je voudrais aborder, pour terminer, votre style – même si je sais qu’il ne vous sera pas possible, sans le trahir, de le décrire vous-même. J’avais eu bien du mal, lors de la parution de votre premier roman, à en cerner les contours, n’ayant aucune compétence en analyse littéraire pure. Je me réfugie bien plus volontiers dans l’expression de la sensation de lecture pour tenter d’en rendre le sortilège. J’en disais qu’il avait l’air traduit d’une langue ancienne : chargé d’une connaissance confinant à la voyance. Avec un bonheur certain, je le retrouve tout aussi lyrique, classique et inventif, dans Massif. Est-ce qu’on peut au moins connaître vos influences principales, et avec gourmandise, terminer avec un petit festin de suggestions de lectures pour prolonger ou accompagner cet entretien ?

A.G. – Ohlala oui ! Comment parler de son propre style. Encore faudrait-il être sûr d’en avoir peu ou prou. Il me semble en vérité que je n’ai pas de style, même si votre lecture comme celles d’autres personnes me prouvent le contraire. Auquel cas j’aurais plutôt des tics de langage, quelle horreur… Plus sérieusement, il me semble que ce sont les livres, qui ont un style ou n’en ont pas. Et que chaque livre a son propre style. De quoi s’agit-il finalement, sinon de cette fusion rêvée, platonicienne, de la forme et du fond dialoguant, se critiquant et se creusant l’une l’autre. Sans remonter aux études de Leo Spitzer et aux notions d’écart parmi les registres du langage, j’avoue volontiers que, malgré l’intérêt sincère que je peux porter à l’œuvre d’Annie Ernaux, je ne suis pas un adepte de « l’écriture au couteau ». À chaque fois que j’entends parler « d’écriture à l’os », j’ai l’image d’un vieillard jouant avec les osselets de ses enfants. À chaque fois qu’on me parle de « style épuré », je pense à ce personnage stalinien chez Orwell, jouissant littéralement de la suppression quotidienne de tel ou tel adjectif… Alors oui, on connaît la musique ! Mozart = trop de notes. Personnellement, j’entends ce qu’il y a derrière et pour moi, ça sonne faux.

À part ça, j’aime beaucoup votre idée de lecture sensitive. De même, l’idée métaphorique de traduction d’une langue ancienne vers aujourd’hui me laisse doucement songeur, même si je crois comprendre ce que vous suggérez. Écrire, n’est-ce pas toujours traduire ? Le réel est-il autre chose qu’une langue étrangère ? Il y a une part de Champollion dans toute personne qui se met à écrire. Les éléments discursifs de la vie, du monde, de l’espace et du temps nous demeurent des hiéroglyphes à déchiffrer. Nous savons tous, depuis le Qohelet jusqu’à Samuel Beckett, que nous ne faisons qu’échouer de mieux en mieux, dans nos entreprises scripturaires. C’est une démarche un peu absurde en fait. Une tentative perdue d’avance. Mais aussi un travail perlé de trouvailles. Un jeu de perles sans fin. Un supplice glorieux, digne de celui de Sisyphe, dont Albert Camus nous dit qu’il faut l’imaginer heureux.

Pour ce qui est du lyrisme, bon, là, je plaide coupable. C’est le Saint Sébastien de la littérature contemporaine. Décrié par la prose comme par la poésie, les flèches semblent venir de tous côtés le clouer au pilori du « bien écrire » ! C’est en partie la faute de Milan Kundera, qui cherche à lui régler son compte depuis des lustres. Depuis La Vie est ailleurs et l’Art du Roman pour être précis. Mais en tant qu’admirateur de Kundera, ayant subi avec délices son influence, je ne puis qu’être en désaccord avec lui. Il y a une faiblesse précieuse dans le lyrisme qui, me semble-t-il, fait sa force ; sa santé nietzschéenne. Y céder est certes des plus faciles, comme de se tourner vers ce qui brille, et subir de manière stoïque les assauts du verbe séducteur. Mais, n’y aurait-il pas un autre versant du lyrisme. Une face Nord, offusquée et gelée été comme hiver ? Un versant du ralentissement. De la fonction « pause », ou « arrêt sur image » du langage, et qui permet de tourner autour, de revenir, de traverser, de voyager à travers les éléments de la phrase ou du paragraphe ? Muni d’intensité lyrique, on peut essayer de passer de l’autre côté de la phrase, de l’image, du cliché. Je parlais de « coups » tout à l’heure. Plus tard de « porte ». Le lyrisme, qui ne peut être qu’un effet j’en conviens, peut aussi être ce coup sur la porte. Je me sens contraint d’y céder comme l’on faisait jadis acte d’hospitalité. De fait, comme les croyait les Anciens, on ne sait jamais si, sous les haillons du miséreux ou du voyageur errant ne gît pas le visage de telle ou telle divinité olympienne, et dont l’accueil, bienveillant ou vindicatif, révèle aussi la nature ? Dans les romans, le lyrisme peut s’avérer digne de cette hospitalité, que l’on disait sacrée. Il peut, dans le sein du développement narratif, agir à l’instar de l’adverbe au cœur de la phrase. Offrir l’espace-temps d’un ralentissement, d’une stase, une oasis fertile.

Enfin, chère Paméla, pour ce qui relève de mes influences, comment vous dire ? C’est un peu pareil. Comment m’y prendre, par où commencer ? J’aime bien faire le malin et dire que je suis un « écrivain argentin », tant il est vrai que, de Jorge Luis Borges à  Pablo Katchadjian, en passant par le meilleur de tous « El cronopio de mejor fama », aka Julio Cortázar ! Oui, les écrivains portègnes m’auront marqués, et ce depuis que j’ai commencé à lire, vers l’âge de 25 ans.

À part ça, je ne vais pas être très original en citant comme Maîtres et autres Commandants Rabelais, Diderot, Maupassant, Flaubert et, parmi les contemporains Pascal Quignard ou Pierre Michon. Sans oublier que, comme tout le monde en général et comme vous l’aurez en particulier remarqué, j’en passe et j’en reviens toujours à nos chers antiques. Notamment au cycle homérique et à l’œuvre d’Ovide, dont je recommande la récente traduction des Métamorphoses, par Marie Cosnay, aux éditions de l’Ogre (reprise au Livre de Poche). Mais c’est vrai que j’ai un penchant presque « naturel » pour les écrivains du début du XXème siècle et pratiquant le Flux de conscience. Pas tant James Joyce ou Samuel Beckett que Hermann Broch, Arthur Schnitzler et surtout Virginia Woolf, que je place tout en haut de la pyramide. Sérail auquel j’associe volontiers Marcel Proust d’ailleurs…

Durant l’écriture de ce livre-ci, et comme je crois l’avoir signalé au début de notre entretien, sans m’en inspirer directement, j’ai lu certains des romans de Philip Roth qui faisaient défaut à la bibliothèque, et que personnellement je place dans les voisinages du courant littéraire du « stream of consciousness ». Notamment les trois opus du cycle de David Kepesh (Le Sein, Professeur de désir et La Bête qui meurt), tous trois, disons-le : dignes du meilleur Kafka ; à savoir le Kafka ironique, comique et profond qui, selon Gustav Janouch s’esclaffait en lisant à haute voix ses propre textes. Enfin, et pour en revenir au livre de Bertrand Hell, Le Sang noir, je ne saurai que le recommander vivement ; tout comme vous, je pense ?

P.R. – Absolument, c’est un de mes ouvrages de chevet. Merci pour tout, Alain, je contresigne votre éloge du lyrisme, si bellement déployé.

Alain Giorgetti, né en 1963, est auteur, réalisateur de documentaires et plasticien. Il vit à Strasbourg. Avant Massif, qui paraît ce jour, 10 mars 2023, Il a fait paraître un premier roman, La nuit nous serons semblables à nous-mêmesen 2020 également chez Alma Éditeur et un discours présidentiel fictif, Ce que la France n’a jamais dit à l’Algérie, chez Inculte, en 2022.

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