« Si la seule solution est la mort, nous ne sommes pas sur la bonne voie. »
Albert Camus, Les Justes.
« You might have succedeed in changing me. I might have been turned around.
It’s easier to leave than to be left behind, leaving was never my proud. »
REM, Leaving New York.
« À la différence de nos devanciers, les hommes de notre génération sentent au plus profond de leur cœur qu’une Pax Oecumenica est de nos jours une nécessité urgente. Nous vivons dans l’appréhension quotidienne d’une catastrophe que nous craignons de voir fondre sur nous s’il n’est pas trouvé avant peu le moyen de pourvoir à cette nécessité. On n’exagèrerait guère en disant que l’ombre de cette crainte qui barre à présent notre avenir nous hypnotise et inflige à nos esprits une paralysie qui commence à se manifester jusque dans les banales occupations de notre vie de tous les jours. Or, si nous parvenions à fouetter notre courage pour regarder cette peur en face, nous n’aurions pas la récompense de pouvoir la chasser avec mépris comme une simple phobie irréfléchie, car sa nocivité réside dans le fait indéniable que ses racines sont rationnelles. »
Arnold J. Toynbee, Guerre et civilisation (1950).
À propos de:
La Conférence des oiseaux, de Farid-ud-Din’ Attar, traduit du persan par Manijeh Nouri-Ortega, adapté par Henri Gougaud, Point Seuil, coll. Sagesses, 2010. (CO)
Et de American Black Box, de Maurice G.Dantec, Albin Michel, 2007. (ABB)
« Depuis le premier meurtre, jusqu’au dernier carnage, l’homme continue de marcher, un œil planant au-dessus de sa tête, les mains pleines du sang de son frère. » ABB p 127.
« Décapite Nemrod comme on taille une plume, piétine le brasier comme Abraham le fit, traverse ton effroi et tu seras celui que la splendeur habille, et tu ne craindras plus ton infernal collier ! » CO, p 27.
« Le réel est un secret. » ABB, p66.
« Sachez que l’arbre de l’amour s’enracine dans les ténèbres, et parfois les pires qui soient. » CO, p 82.
Feuilletant mollement en avril dernier le nouveau poche de la collection Sagesse chez Point Seuil orné de ses deux superbes oiseaux, arrivé tout frais de ses cartons, je prends en plein visage des bribes de poésie soufie persane, amoureuse au premier regard, réchauffée, promise. Court-circuitant sur le champ toutes mes lectures en cours, je dévore cette épopée nimbée de la lumière apaisante et violacée d’un Islam d’amour, de pureté et de force. D’Attar je ne sais rien, comme beaucoup apparemment, mais je devine un homme habité d’une mystique inexpugnable, dans la Perse du XIIIe siècle, cherchant des remèdes à l’âme chagrine de ses congénères, contant l’espoir et l’endurance, apprivoisant la mort, bien loin de ces abrutis consanguins qui ornent les salles d’attente d’aéroports mal surveillés ne lisant qu’un trop simple et seul livre en boucle, prêchant leur haine pour tout programme de conciliation. Il devenait vital qu’en dehors d’Abd Al Malik, j’entende enfin les voix promises par cet islam modéré, shiite, soufi. Inaudible entre les bombes.
Je n’ai, sciemment, et depuis le début de mes laboratoires en ligne, dont le premier ouvrit en décembre 2005 pour fermer, rénover et revenir avec les mêmes textes ou presque (ajout de décembre 2013), jamais écrit une ligne sur l’œuvre de Maurice G. Dantec. Cela me paraissait d’une telle évidence, que rien, jamais, ne me venait en dehors de la certitude profonde qu’en d’autres temps, d’autres lieux, suivant les formules consacrées, nous aurions probablement été les meilleurs amis du monde, mais que jamais je ne risquerais une prétentieuse exégèse de celui qui m’a simplement éveillée aux Lettres sans me sommer pour autant d’abandonner le rock n’roll. Et certainement pas un exercice de fanatisme en règle consistant en une plate hagiographie d’un « auteur essentiel au paysage français ayant hanté mes nuits de ses machines patristiques. » Non mais vraiment, j’ai déjà tout essayé. Tout est déplorable. Je ne le ferai donc pas. Je ne le peux pas. Mon rapport actuel à ses textes est pour le moins trop personnel et complexe et ne cesse de se brouiller. J’ai terminé d’en être désolée. Je vais donc tenter de l’évoquer comme un ami imaginaire, bruyant et pénible, qui aurait commis ce texte monstrueux, cette impensable Boîte noire américaine.
« Ils le virent de loin comme un feu simple et droit parmi les bêtes brutes. » CO, p 84.
Nous étions quoi, en 2001 ? Bien sûr. Comment oublier cette année. J’ai 21 ans, et soudain les rayons de la grande surface qui m’emploie à la poissonnerie se vident comme les veines d’un habile suicidé. Une cliente en profite pour cacher rapidement deux steack hâchés dans ses sous-vêtements, image d’un pillage occidental miséreux, dérisoire, qui n’en finit pas de me marquer. Le « responsable » arrive en courant : « Il faut rentrer chez vous, il y a eu une explosion aux États-Unis. » Aux États-Unis ?! Et il faut fermer une galerie marchande de Bordeaux ? Circonspecte, je m’exécute, contente de pouvoir profiter de cette belle journée de septembre. J’achète du vin en passant, avant de rentrer à mon sombre appartement minuscule en rez-de-chaussée, me demandant avec anxiété si ma merveilleuse chatte Azraëlle, rousse flamboyante aux yeux marrons glacés, sera revenue depuis 24h que nous la guettons, mon ami et moi, accoudés à tour de rôle sur le rebord de la fenêtre. Mon homme est là, comme toujours, bassiste black-métaleux à demeure préparant une grande école de jazz. Plus vieux mais plus petit, nous trouvions un équilibre. Mais pour une fois derrière la porte, silence, ses mains mygales apoplectiques ne s’agitant plus sur le manche de l’instrument maître. Je le trouve assis, parfaitement immobile, devant un bouquin de la Noire chez Gallimard. Encore un polar, pensai-je avec un mépris certain, encore peu familière du genre, avant de m’installer à côté de lui pour lui proposer un verre. Il reste mutique, n’ayant probablement pas remarqué que je rentre bien plus tôt que prévu. Je lui demande s’il va bien, il me tend le dos du livre : Les Racines du mal, M.G. Dantec, relève les yeux et me fixe, sinistre. « Ce livre est une putain de claque », consent-il à balbutier. Il descend quelques gorgées de rouge et me demande ce que je fais là. « Allume la télé tiens, oui, il y a eu une explosion quelque part aux States, j’ai rien compris, tout le monde a dû partir, ils sont vraiment malades. » Il ne m’écoute déjà plus, reparti dans ses pages. « Dantec, ça me dit quelque chose », marmonnai-je en me resservant un verre et en m’appuyant contre lui, réclamant attention.
Mais déjà, il se tourne jalousement de côté, comme honteux que je puisse en saisir une ligne ou deux à la volée.
Bon, j’avais déjà avec lui appris la leçon numéro un : « Ne jamais se tenir entre un homme et son instrument de musique », la deuxième, « ne jamais se tenir entre un homme et son ordinateur », j’apprends la nouvelle « ne jamais se tenir entre un homme et son Dantec. » J’apprendrai plusieurs variantes par la suite, des combinaisons fusionnelles au sein desquelles il est fâcheux pour tout le monde de se retrouver : l’homme et sa mère, l’homme et sa femme, l’homme et son homme, l’homme et sa voiture (surtout en panne), l’homme et son œuvre en élaboration, l’homme et la drogue, l’homme et sa moto, l’homme et son fan-club, l’homme et sa psychanalyse, l’homme et sa crise de la trentaine, l’homme et son premier emploi, l’homme et sa tondeuse (à cheveux, j’ai déjà mentionné sa voiture), l’homme et sa maladie (ouh la, fuyez !!! un rhume, merde !!!), l’homme et sa crise de la quarantaine, l’homme et son pays, l’homme et sa planche de surf, l’homme et son jouet électronique quelconque, l’homme et sa crise de la cinquantaine, l’homme et… la bouteille, que je vide, triomphante, avant même qu’il ait terminé son premier verre. Ce qui nous donne un adage général qui dirait à peu près cela, aujourd’hui, forte de mes multiples expériences auprès de la Bête: « Femme, ne te tiens jamais entre un homme et quoi que ce soit. » Dont acte. Ce qui conduit, mais je m’égare, aux rapports ambiants actuels qui consistent à ne se parler de rien et ne jamais se voir. En fait, de ne plus former, jamais, « d’ensemble » autre que strictement…acrobatique. Rock n’roll.
Je commence à faire mine de me déshabiller, en chantonnant, langoureuse. Hilare, je tente de le déconcentrer, il râle carrément et me pousse gentiment, mais fermement. « Arrête, je te demande juste quelques minutes pour terminer mon chapitre, s’il te plaît ». Il m’embrasse, bon joueur. « Allons, allons. »
Quand nous lisons, nous avons tous 75 ans, et la mine solennelle de circonstance, qu’on se le dise. J’ai même coutume de penser qu’à chaque bon livre refermé, nous avons pris dix ans. Je ris, je m’en fous, moi je ne lis pas. Je suis encore bien jeune…
Je coupe le poste où s’époumone le groupe Magma, et allume, amusée, la télévision. Quitte à me faire engueuler, autant que ce soit pour une raison qui me sera, parallèlement, fort agréable. Fascinée par les guerres, les catastrophes, les tueurs en tout genre, je me frotte les mains de ce nouvel évènement, vautour avide d’en savoir plus.
« Les falaises contemplaient la mer avec compassion. » ABB, p 176.
Stupide abreuvée, j’aurais dû rester longtemps bien serrée contre l’homme, incapable de comprendre les images déferlant avec fracas dans mon appartement jusqu’ici préservé.
Je me rappelle la larme roulant sur la joue de l’héroïne ingénue du Cinquième élément après visionnage d’une histoire de l’humanité accélérée.
Je me rappelle que Dantec est tombé à nos pieds, que nous nous sommes broyés les mains et que je pleurais sans discontinuer de nombreuses heures durant, devant les boucles maudites de ces deux spectaculaires effondrements.
J’étais devenue américaine, une bonne fois pour toute, comme je le pressentais déjà depuis les milliers de films vus, et ce fameux séjour à Boston, à 16 ans, dont le retour amorcerait de bien terribles répercussions.
Plus tard dans la nuit, je ramassai le livre, lus le dos et, terrassée, commençai ma plus intense métamorphose. « Cruciale. » Celle qui « mit en croix ma pensée » comme le dit Dantec lui-même à propos de la sienne de Bloy. Je compris rapidement qu’il y avait ceux qui lisaient, et ceux qui ne lisaient pas, et le monde froid et faussement insouciant promis aux derniers eut raison de mes réticences, il faudrait bien lire, alors, lire. Lire. Cet art majestueux et solitaire, si loin de mes amours infidèles et frénétiques d’images mouvantes, dont la dévoration me laissait pourtant de plus en plus affamée, vide, désespérée, inerte. Le cinéma, lentement, me rongeait, me tuait, le théâtre avait déjà, auparavant, attaqué fortement mes résistances, entamé ma joie, je disais trop, j’incarnais trop, je ne me protégeais jamais, je ne trouvais jamais nourriture mais devais abreuver tous les autres d’une voix sèche qui tardait à s’épaissir. Je dépérissais totalement sous le coup de passions dévastatrices sans fondement, je ne trouvais aucun semblable, l’amour était une farce à conventions auxquelles je consentais à me plier pour la galerie, j’étais seule, prête chaque matin à en finir pour de bon, maudite décalée, incapable de me calmer, mimant la vie réelle, égarée à la recherche de… cette étincelle de vie que le bigbang n’explique pas.
Mais non, c’était évident, c’était juste là, il fallait se taire, du silence, et lire. Mais lire les bons livres. Ceux qui produiraient des effondrements et des reconstructions à la hauteur de celles qui venaient de nous être infligées, à tous, simultanément, aux quatre coins du globe, suspendus à nos images insensées, incapables, plus jamais, de produire le moindre sens commun, de nous unir, nous tenir et nous réconcilier. Car nous étions, dès lors, en guerre, et il allait falloir s’armer. Déjà, l’arrivée d’internet et de Loft Story avait été fortement éprouvante, je nous sentais dégénérer un peu trop vite.
La mesure de mon esprit est née en 2001, paniquée j’ai entraperçu l’immensité des tâches que me réclamerait mon avenir pour tenter d’effleurer mon formidable destin secret, et tout est depuis mêlé sans possibilité aucune de dissociation.
« Parce qu’un écrivain n’est nulle part, sinon là où sa liberté le consume. » ABB, p 42.
Neuf ans plus tard, je suis dans un avion pour New York. Neuf ans, autant dire, en 2001, jamais. Pourtant.
À peine un pied posé à l’aéroport et je suis chez moi. « Fascinante mais creuse », me dit-on d’elle. Oui, parfaitement. Mais trouée par endroits, qui laissent apercevoir l’abîme sur laquelle elle repose. J’ai le trac. Ces décors impeccables, cette fourmilière maîtrisée, tout est faux, tout est magnifique. Le ciel est clair, la brise est lancée aux moments les plus propices. New York n’existe pas, me souviens-je d’avoir rêvé il y a quelques années. Telle un Colomb uchronique, je partais en radeau de Southampton et jamais, jamais je n’arrivais en Amérique. Je finissais par tomber de la Terre, plate, bien entendu. Chez moi n’existe pas. De l’autre côté, de mes yeux, je ne peux pas voir New York, ce n’est pas de cela qu’il est question. Tout, pour quelques jours, produira osmose et délicatesse, euphorie perpétuelle et profonde sérénité. J’ai vécu ces quelques jours inadmissibles hors du temps et des contraintes, avalant les fuseaux, tordant les priorités. Heureusement, j’ai rodé la version officielle de ce voyage, prétexte à beuveries et tourisme éhonté de post-adolescents partis dépenser leur argent de poche. Je savais bien pourtant que je venais aux origines. Chercher confirmation. J’étais chez moi, voilà pourquoi je ne pouvais y vivre.
J’ai rejoint Ground Zero à 20h. Le soleil baissait alors que j’arrivais par la paroisse Saint Pierre. La vue des grues me serra le cœur. Je montais les marches de l’immeuble adjacent à Century 21 (« Le secret le mieux gardé au monde »). Il faisait encore chaud, et des hommes lavaient les terrasses, produisant une agréable vapeur d’eau. Je m’assis face au grand trou protégé par d’immenses palissades. Je restais plus d’une heure, captivée.
Je ne ressentais rien. J’envoyai un message à ma sœur, à qui je devais ce périple ô combien précieux. Je me mis à écrire à des gens restés en face. J’étais chez moi. Chez moi n’existait plus. Je ne ressentais rien, ataraxie magnifique et tant attendue, preuve que j’étais chez moi.
Sept heures durant, perdue entre les montres à l’aller puis au retour, je dévorais American Black Box, de Dantec, que je m’étais gardé, comme on garde une bonne bouteille pour une grande occasion. Je compris rapidement que Maurice, ce grand frère bancal et placé dans une famille à l’autre bout du monde oserait jusqu’au suicide social le plus irréversible au nom d’une liberté qu’il lui était tout bonnement impossible de contraindre à qui ou quoi que ce soit. Une chimère ironique, cette liberté. Hors de question d’imaginer sérieusement une seconde être libre, à part peut-être en écoutant Dannii Minogue dans un Dodge frayant sur la canadienne transversale tout en finissant, sur un parking désert, son chapitre d’Hilaire de Poitiers.
Il est libre, Maurice, qui mélange tous les genres, pense à voix haute, prose ou versifie selon son humeur. Et la gorge serrée, je constate que je lui suis encore plus affiliée que je ne m’en doutais faiblement, éloignée de ses lignes depuis quelques années maintenant, tétanisée devant Métacortex que j’attendais pourtant comme le retour du Messie. Libre, mais, et donc, seul. Certaines de ses pages feraient se détourner de lui la plus motivée des suiveuses creuses qui jalonnent les rangs de ses groupies recrutées jusque dans les latrines glauques des camps staliniens-sions-post-apo-anar-rien, dont j’avais peur de faire encore partie sans possibilité aucune d’y voir clair dans son jeu. Aussi me surpris-je agréablement plus d’une fois à lui murmurer « Non, ne me regarde pas, je t’arrête tout de suite, Maurice, sur ce coup-là, tu es SEUL. » En me positionnant tour à tour face, contre ou avec lui, je cernais enfin un peu de cette fragile existence.
Cette liberté, il l’avait bordée et pérennisée dans deux des plus délicates manœuvres humaines : l’exil et la conversion, condamné par lui-même, pour reprendre le titre de Wyndham Lewis, rédimé comme on peut.
Dantec, concerné mais trop lâche pour se battre in situ, annonce la guerre totale, parti Français errant, arrivé Canadien catholique, nous abandonnant à notre territoire de la merde, comme le nomme Pascal Adam, à la fleur flétrie des assauts d’un Islam galopant, des complaisances médiatiques germanopratines exécrables et d’un gouvernement de vendus déficients mentaux et dont l’anti-américanisme primaire n’en finit plus de le contraindre à se ridiculiser quotidiennement.
On y sent la sueur et la douleur de reculer pour voir, et ensuite croire, la bave aux lèvres et la concentration du chimiste qui ne doit pas sauter avec sa bombe. Tout ceci baigné dans un grand n’importe quoi pour le coup sidérant de réalisme. Il ne doit pas être facile tous les jours d’être M.G. Dantec, et ses milliers d’ennemis planqués dans les recoins. Il n’est pas facile, non, d’entrer dans une église et de demander baptême. De prendre le dernier avion.
Je me posais récemment la question de la douleur fulgurante que devrait ressentir celui qui perd la foi. Je n’avais pas saisi, emphatique empirique, ce qu’il en coûtait pour un homme de se tenir devant le gouffre d’une vie entière passée dans l’Erreur, dans le faux monde. De soudain croire. Je m’en foutais éperdument, d’ailleurs, tellement assurée de la véracité de l’existence de ma matrice.
J’envisageais pourtant déjà seulement deux mariages possibles, à l’époque où je fus moi-même devant la grande question : celui qui débute la relation, la plaçant sous protection immédiate, « marquant le coup », comme on dit, celui donc qu’impatiente, je choisis. Celui qui scelle une relation éprouvée, signe la fin d’une longue lettre qu’il faut bien se résoudre à concevoir pour ce qu’elle est : une grande œuvre à célébrer. Une deuxième chance, peut-être, si me sens assez téméraire pour accepter ces serments cette fois-ci devant Dieu.
La Foi ne m’apparait ainsi, à présent, que dans cette alternative. J’ai raté la protection liminaire, mon parcours m’indiquera probablement, comme toujours, l’évidence. La conversion tardive mais donc mûrie de Dantec me bouleverse, elle me donne une espérance folle, celle de, peut-être, un jour, ne pas fossiliser dans une solitude complète.
Mais « la génuflexion d’un indifférent est la suprême offense » dirait Gomez Davila, et j’entends bien ne pas me faire l’affront suprême de « forcer ma foi » pour rejoindre une communauté alors factice, qui me laissera à nouveau mortifiée et spectrale si, et c’est toujours le cas, l’erreur me saute alors à la gorge et me vide de ces fausses forces constituées à la hâte dans un temps sidéral plutôt que solaire. Je ne sais si Dantec fut longtemps lui-même comme je me sens l’être un simple craignant-Dieu, s’il fut prudent, sceptique. Je sais qu’encore une fois, il a osé ce pas en dehors de la Sphère.
« Je me sens vif, puis presque mort, et quand je hante les bas-fonds me vient la nostalgie des anges. Entre la cime et le fossé, je suis sans cesse écartelé. Que faire, hélas, où est ma vie ? Où est la porte de ma prison ? – Tout le monde est ainsi, rares sont les êtres massifs que rien ne trouble ni n’effraie. » CO, p 112.
À chaque fois que je demande à un créateur, un esprit fort qui a toute ma confiance son explication terminale, son Grand Ensemble à lui, à chaque fois que je tente de m’en remettre aux mains habiles de ceux qui ont forgé les plus beaux monuments du cœur et de la connaissance, je ne trouve que Dieu. Merci, les gars.
Cette confirmation est probablement celle qui aura eu raison de mes dernières craintes terribles, car comprenez-bien que de passer du « rien » je-m’en-foutiste, de la « science » idole impuissante et responsable de ce crime contre l’humanité qu’est l’avènement de la Machineinanimée, ou du « moi » de la psychanalyse, à Dieu, promet des écarts violents aux multiples déchirures musculaires. Surtout si, tendue, je tente de résister, d’éprouver cette déstabilisation profonde. Il faudra tout revoir. Le processus a déjà commencé de toute façon, je reprends tout, comme je peux, sans sourciller. L’Unanime apparaîtra peut-être enfin.
Gageons que je me tiendrai sur le bord de mon abîme, bientôt, et que je ferai alors les pénitences nécessaires le cas échéant. Ou pas, et ma désolation de n’avoir strictement rien trouvé, ou retrouvé, aura raison de mes derniers souffles.
Prendre appui sur les grands me semble en attendant salvateur, tracer les référents, trier, établir des hiérarchies de valeur, plus que jamais, situer lucidement la sienne propre et fort de cet ensemble, travailler à transmettre en dessous et se hisser au dessus.
Je me disais peu ou prou la même chose, alors que noyée dans les sept cent pages de cet American Black Box maudit, je peinais à mâcher. Je dois continuer, je dois trouver le noyau central, comprendre l’agencement. Pourquoi. Saisir ce que je sais déjà, en proportion de ce qu’il m’apprend, constater la progression. Sommes-nous alors vraiment en guerre ? Idiote, tu le sais depuis tes 21 ans.
« Le 11 septembre de l’An de Grâce deux mil un, Oussama Ben Laden nous donna un enseignement valable pour les siècles des siècles, et jusqu’à notre extinction finale au cœur du brasier d’un soleil devenu géante rouge, dans 4,5 milliards d’années : il n’existe plus aucune guerre qui soit LOCALE. » ABB, p 378.
Mais quel but personnel, autre que christiquement suicidaire, poursuivait donc Dantec quand il tentait de nous asperger d’essence et de lancer l’allumette à longueur de démonstration de la nocivité de nos bougres musulmans entassés dans une misère somme toute de plus en plus commune ? Endurait-il sa Passion, attirait-il à lui les avions pour que nous ayons le temps d’évacuer des lieux condamnés à une destruction imminente ?
« On lit mieux Dantec que lui-même n’écrit » me dit-on, un peu salaud. Oui, mais. Non. Il y a quelque chose de puissant, il n’est peut-être pas totalement au courant de ce qu’il produit, il en convient d’ailleurs, certes, mais, il y a toujours eu quelque chose, chez Dantec, de pénible, de tragique, un ersatz de superbe, une ébauche de foudroyant, et les pierres ne cessent de s’entrechoquer dans l’inadmissible, et l’incendie de s’éteindre sous la pluie battante. J’aime ce Dantec endurant, têtu, illisible, allez comprendre.
Trois ans après parution, d’ailleurs, quoi ? Ce désespérant rien, qui n’en finit de grandir, de pourrir lentement, oh non, pas de bombes par chez nous, mon cher, « We are not afraid » comme ils disent outre-manche hein, ben tiens, seulement ce long pourrissement, qui se traduit par de plus en plus d’exils et de conversions de complaisance. Partout. Et le retour d’une peur lancinante, moins aiguë, celle qui nous inquiète de nous trouver trop loin de la dernière catastrophe, qui devra donc, et de façon imminente venir à nouveau frapper qui, quand… et en ce qui me concerne, cette mélancolie poignante du front, cette admiration de l’armée israélienne qui voit la femme ne pas abandonner le sale boulot à son homme exclusivement en attendant, grosse et aigrie, de repeupler une terre sale de futurs cadavres. L’impression que la guerre même nous échappe, qu’aucun bubon jamais ne se vide. Frustration. Epuisement des réserves, des forces.
Ils traverseront une terre de zombies qui ne relèveront même plus les yeux de leurs « réseaux sociaux », ils frapperont une fois. Il ne restera rien. Les meilleurs seront saufs, car déjà partis.
Je suis embourbée dans le marais des pensées fuligineuses d’un converti catastrophiste, et le pire, c’est qu’au bord même de l’asphyxie, je continue. Je dois savoir. Je n’ai pas le choix. « Pardonnez-leur, hein, ils ne savent plus ce qu’ils font, de toute façon.