À propos de Leo Tuor, Settembrini, vie et opinions
« Alors, si ton désir le plus ardent est de connaître la nature de cet astre, plonge dans la nuit sereine et lis ce livre de fous. »*
Il est coutume, lorsqu’on lit pas mal de livres mais qu’on n’est pas très « lettré », de penser qu’il vaut mieux les garder pour soi, de même qu’il faudra, de lecture en lecture, arpenter le réel avec une force mentale supplémentaire, celle de l’attitude à opposer quoiqu’il arrive aux plus plats événements, afin que nos immenses compagnons trouvent un peu plus de place pour déployer leurs longues jambes. Ainsi, lorsque je roule dans ma petite voiture modeste sur une départementale sinistrée, je suis toujours une matriarche farouche au volant d’un gigantesque pick-up rouillé, échafaudant un plan complexe pour survivre en milieu tempéré. S’amorce alors une attitude générale que je ne maîtrise plus, mais dont sortira une légende.
C’est du moins la version noble, si tout se déroule comme prévu. Tout devient complice, la tessiture du monde rendue à votre portée.
Je ne sais si cela constitue une bonne définition de « réussir sa vie », mais je la tente. Si, malgré tout l’acharnement du concret, vous restez envoûté, traversé, conquis par ce jeu avec l’autour, vous êtes en train de réussir votre vie, réjouissez-vous. On ne réussit pas sans tout le renfort possible.
Leo Tuor descend Settembrini des monts et le tend généreusement comme fortifiant naturel pour qui en aurait besoin.
« Les penseurs chrétiens du Moyen Âge et de la Renaissance percevaient la présence directe de Dieu dans tous les événements, qu’il s’agisse de la météo, d’épidémies ou de séismes sous-marins. Aujourd’hui, ce ne sont plus que les fondamentalistes et les compagnies d’assurances qui attribuent ces phénomènes à des puissances supérieures. »*
Il est coutume de penser qu’un être qui lit beaucoup est érudit. Étymologiquement, c’est possible, si, comme le rappelle Pierre Legendre, vous l’entendez comme sortir de la rudesse, d’un savoir non dégrossi. Pour la plupart dont je suis, il s’agit surtout de repérer le plus tôt possible les barques de pensée qui serviront à coup sûr à franchir la rivière dangereuse, de ne pas crouler sous l’amas des roches d’injonctions ni périr sous la patte de l’ours Apoplexie : gravir le mont Taré, immense et gelé, sans y perdre de membre.
« Il ne disait pas du bien de l’école. Les meilleurs, ce sont ceux qui savent sans apprendre. Il avait davantage confiance dans le sortilège de l’eau bénite que dans la bénédiction de la pédagogie. C’était un païen, comme le soleil. »*
Pragmatiquement : appliquer sur l’heure, rectifier, sentir ce qui sera salvateur et rejeter (plus ou moins) poliment le reste. On peut parler de rusticité de l’âme, pour être aimable, et souvent les meilleurs spécimens en l’espèce descendent des montagnes, et sortent bien entendu des bois.
Soupir : « Que Dieu nous préserve de l’ours blessé, de l’épicéa en surplomb et du bloc qui roule. »*
Ainsi des jumeaux chasseurs de chamois, amateurs de piquette, d’astronomie et de grands livres, héros de Settembrini, inclassable monument à la gloire des chasseurs grisons et de la littérature classique. Le narrateur, neveu de ces impayables figures mythologiques des cimes, raconte son souvenir de ces deux êtres qu’on ne nommait plus que Settembrini, pour s’y référer, et rend ainsi hommage aux règles de l’art de la chasse telles qu’elles n’existent plus qu’en histoires pour enfants non connectés.
Traduit du sursilvan par Walter Rosselli – ce qui euphoniquement suffit à faire rêver, en tout cas suffit à me faire ouvrir le livre, ce texte est une merveille inégale, comme le sont souvent les récits fragmentaires, ou recueils d’aphorismes.
« L’éclat vient de la pierre, le brouillard sort de la terre, mais les histoires et les chamois sortent du néant. Plus tu regardes longtemps et plus tu en vois. Comme les étoiles dans le ciel. » *
Faut-il être Suisse, comme Jacques Chessex ou Slobodan Despot, deux autres rustiques au crapahut mystique, ou encore Italien, comme Mario Rigoni Stern, autre chasseur des montagnes au serein courage de dire non, pour se mouvoir en une telle liberté ?
Ou bien n’avoir simplement rien connu d’autre que l’enfièvrement des forêts, comme les hommes des bois de Bertrand Hell dans Sang Noir ?
Leo Tuor, dont je n’ai rien lu d’autre, ouvre les portes des cabanes les plus secrètes, celles du cœur double de celui qui chasse noblement en aimant ses bêtes, sans remplir le carnet de balles imposé par les bureaucrates ignorants ni traîner son chamois à terre, pratique indigne, mais en laissant la balle atteindre ou rater ce qu’elle doit et en portant sur ses épaules son tué jusqu’en bas. Il remontera des livres.
« Avec les balles, c’est comme avec la foudre. Tu ne peux pas fuir la foudre. Tu peux t’abriter ou ne pas t’abriter. Mais si elle doit te toucher, elle te touche. Chaque foudre a sa destination, fixée avant qu’elle ne quitte le ciel. Ou bien elle touche ou bien elle ne touche pas, mais chaque foudre va où elle doit aller. » Bien évidemment, il n’arrivait pas à clarifier cela à une personne du XXe siècle. Mais à mon avis il n’avait pas l’ambition d’essayer non plus. « Ça ne fait rien s’ils croient qu’ils peuvent diriger la foudre. »*
Settembrini, enfin, c’est l’assurance de croiser de bons amis qui ne font pas de conférence non convoquée mais laissent échapper ce qu’ils ont compris, dans un rot discret de rassasié, compensant la maladresse des sens par une absence totale de vulgarité. Lorsque Fernand Robert tentait une définition de l’humanisme en 1946, il affirmait déjà qu’un esprit cultivé se définit beaucoup plus par rapport à ce qu’il peut recevoir que par rapport à ce qu’il contient. Une sorte de bon mangeur des mots, partageant les banquets et l’ivresse et s’amusant au matin de la mémoire parcellaire de la soirée passée.
« Un chasseur, expliquait mon oncle en me précédant à travers les arbustes et en retenant les branches pour qu’elles ne me frappent pas à la figure, un chasseur ne doit pas avoir lu trop de livres sur la vie des animaux, sur les armes et les munitions. » Un chasseur doit être précautionneux en ce qui concerne la lecture. Car la lecture excessive tue la jouissance de la chasse. Don Quichotte, l’hidalgo ingénieux, était chasseur avant qu’il ne se mette à lire sans répit des romans de chevalerie. Ces gros volumes lui ont gâché le plaisir de la chasse. Mon oncle recommandait de lire quelques biographies, mais pas les vies sanglantes des saints, parce que dans la vie de chasseur on a bien assez de pratique avec du sang qui jaillit, des os brisés et des parties qui pendent. Le chasseur, soutenait mon oncle, devrait lire les Vies et doctrines des philosophes de Diogène Laërce, puis Vie et opinion de Tristram Shandy, gentilhomme, éventuellement encore Vie de Samuel Johnson. Certes, ce sont des livres volumineux, mais leurs chapitres sont brefs. Les chapitres courts ont de longues jambes.*
Leo Tuor coule de source, tour à tour hermétique ou limpide, abreuvé de références malines, énigmes plaisantes qui dansent entre les sapins. Au fil d’une structure complexe, composée de courtes flèches tirées sur une page ou deux, parodie des anciens, on retrouve Ovide par endroits, Erasme par touches, Laurence Sterne partout. Des traités cynégétiques de Xénophon aux listes fantastiques de Pline, le tout ponctué de sagesse bourrue, son hommage malicieux n’a d’autres limites que le ciel, c’est dire son enthousiasme. Cette « possession du divin » est contagieuse.
Je lui disais : « La seule chose qui te manque pour être le meilleur de tous les chasseurs, c’est de mourir dans les rochers. » Il me disait : « Je fais mon possible, petit-neveu. »*
Je l’entends bien, Settembrini et son cœur magique, me rappeler lorsque je regarde le ciel « si tous, moi non ». Je l’entends bien et je le vois, dans ma voiture, sous mon lit, derrière le chat. Il constelle, jumeau recomposé par la puissance de la nature et la simplicité des antiques. Il sourit en se coupant une tranche de lard sur ma grande carte des légendes.
Il entendait les femmes assassines au sang froid, avec leurs humeurs et leurs passions, les parturientes au sang entre les cuisses écartées, non pas les femmes qui s’effacent devant la carrière de leurs maris pour mieux s’y complaire, non pas les patriarchesses qui marchent dans les pas de leurs pères. Settembrini entendait les femmes qui ont disparu et qui ne reviendront peut-être plus jamais.*
Chronique publiée le 12 janvier 2019 sur Profession Spectacle