Le Baron de Teive, 20e du nom d’une illustre famille portugaise, va se donner la mort. Intellectuel et moral, il n’a rien pu laisser derrière lui, préférant brûler ses ébauches de manuscrits. Seul un ultime journal, courtes pages laissées en guise de témoignage testament, nous serait parvenu sous le nom de L’Education du stoïcien.
C’est en tout cas à cet exercice de style du manuscrit d’un inconnu retrouvé par hasard dans un tiroir que s’est livré Fernando Pessoa, réputé pour ses multiples changements de noms littéraires, ces « simples mutilations » de sa personnalité. Tranchant, douloureusement lucide, paradoxal et brûlant comme le sont les hommes qui vont mourir, son narrateur dresse le très épuré constat de l’impossibilité de créer un art supérieur (sous-titre du journal). En voici quelques extraits particulièrement saillants, de ceux qui nous rendent l’affinité brutale et périlleuse, inconfortable, révélatrice.
« Il n’est pas de plus grande tragédie que l’égale intensité, dans la même âme ou le même homme, du sentiment intellectuel et du sentiment moral. Pour être indiscutablement et « absolument » moral, on doit être quelque peu stupide. Pour être absolument intellectuel, on doit être quelque peu immoral. Je ne sais quel jeu ou quelle ironie des choses condamne chez l’homme cette dualité portée à un degré élevé. Pour mon plus grand malheur, elle se réalise en moi. Je n’ai donc, possédant deux vertus, jamais rien pu faire de moi. Ce n’est pas l’excès d’une qualité, mais bien de deux, qui m’a tué à la vie. »
« Je me suis toujours placé en marge du monde et de la vie, et le choc que me donnait un de leurs éléments m’a toujours blessé comme une insulte lancée d’en bas, comme la révolte subie d’un laquais universel. »
« Je mets fin à une existence qui m’avait semblé pouvoir connaître toutes les grandeurs, mais qui n’a connu que mon incapacité à les vouloir. Quand j’ai eu des certitudes, je me suis souvenu que les fous en ont de bien plus grandes encore. »
« L’intérêt qu’on peut se porter à soi-même m’a toujours paru le signe, en matière de littérature ou de philosophie, d’un manque d’éducation. Quand on écrit, on ne réfléchit pas qu’écrire, c’est aussi parler, et bien des gens écrivent des choses qu’ils n’oseraient jamais dire. Certains s’étendent, pendant des pages et des pages, sur l’analyse et l’explication de leur être profond, alors qu’ils ne se permettraient jamais (certains d’entre eux, du moins) de lasser leur auditoire, même bien disposé, par ce récital sur leur personnalité. »
« Ce n’est pas dans notre individualisme que se trouve le mal, mais dans le genre d’individualisme qui est le nôtre, statique au lieu d’être dynamique. A nos yeux, notre valeur dépend de ce que nous pensons et non de ce que nous faisons. Nous oublions que ce que nous n’avons pas fait, nous ne l’avons pas été ; que la fonction première de la vie, c’est l’action, de même que le premier aspect des choses, c’est le mouvement.
Nous attribuons de l’importance à nos pensées simplement parce que ce sont les nôtres ; nous nous prenons, non point, comme disait ce Grec, pour « la mesure de toute chose », mais pour sa règle ou sa jauge : nous avons ainsi créé parmi nous, non pas une interprétation, mais bien une critique de l’univers (alors que, ne le connaissant pas, nous ne saurions le critiquer) ; et nous voyons les esprits les plus faibles et les plus déréglés d’entre nous ériger cette critique en interprétation – une interprétation imposée comme une hallucination, et non pas par déduction, mais par induction pure et simple. Il s’agit d’une hallucination caractérisée, c’est-à-dire d’une illusion née d’un fait mal compris. »
« La dignité de l’intelligence consiste à reconnaître qu’elle est limitée, et que l’univers se trouve en dehors d’elle. Reconnaître, bon gré mal gré, que les lois naturelles ne se plient pas à nos désirs, que le monde existe indépendamment de notre volonté, que notre affliction ne prouve rien quant à l’état moral des astres, ou simplement des gens qui passent sous nos fenêtres : voilà le véritable usage de la raison, et la dignité rationnelle de l’âme. »
« Des tragédies, bien des hommes en connaissent – et même tous, peut-être, si nous comptons les tragédies dues aux circonstances. Mais ce que chaque homme se doit à lui-même, en tant qu’homme, c’est de ne jamais parler de sa tragédie personnelle ; et ce que chacun se doit à lui-même, en tant qu’artiste, c’est, ou bien d’être homme et de ne rien en dire, quitte à écrire ou chanter sur d’autres sujets, ou bien d’en tirer, avec grandeur et fermeté, une leçon universelle. »
Fernando Pessoa, L’Éducation du stoïcien. De l’impossibilité de créer un art supérieur, Ed. Christian Bourgois, traduit par Françoise Laye.