Lorsque j’imaginais, plut tôt dans ma vie, un jardin (c’est-à-dire un espace domestiqué au bon vouloir du propriétaire), je l’entrevoyais vaguement touffu, coloré, odorant, ondoyant, visité. Devant l’unanimité de mes proches et voisins, je me préparais à devoir y intervenir très activement, « prévenue » en de nombreuses occasions : « quel entretien ! », « tu n’auras jamais le temps », « c’est très physique », « entre les ravageurs et les mauvaises herbes, bon courage », « tu seras constamment sur ta tondeuse », « y’a rien qui pousse ici »,  » prépare-toi pour la facture d’eau », « c’est vite très cher, les plants »…
Etonnamment, personne du coin, absolument personne, ne m’a dit : « tu ne devrais rien faire, ou presque, et tu en serais largement récompensée. »
Il existe en effet, croyez-moi, une religion du jardin en France qui vous rendra immédiatement hérétique, coupable, et suspecte aux yeux des pratiquants si vous osez n’écouter rien de leurs préceptes (ou presque) et remettre en question cinquante ans de pratiques et de transmissions horticoles. Quiconque refuse un verre dans une soirée d’amis, ne s’extasie pas devant le nouveau Thermomix de sa collègue ou ne prend pas de sucre dans un repas de famille le sait trop bien : il est périlleux de ne pas se plier aux règles de la communauté dominante en matière d’art de vivre.
Vous pouvez rire, mais commencer à défendre une autre idée du jardin, en pleine Beauce qui ne connaît pas de nature autre que productive et matée, c’est déjà un courage. Il faut bien s’échauffer pour le jour où nous aurions, soyons fous, une décision capitale à prendre devant une force de l’ordre – ou ce que Diable elle croira être.
J’avais longtemps rêvé pourtant me composer un jardin punk en récupérant dans un surplus militaire du coin un morceau de cabine d’avion sectionné, intégralement mité et pelé, rouillé mais présentant encore quelques sièges. Je le voyais trôner au centre d’un gazon ras, vestige et rappel de la chute inéluctable de qui s’imagine voler.

Je n’abandonne pas l’image, mais elle n’est pas si facile à appliquer. Le jardin punk, par ailleurs, ne ressemble pas nécessairement au cliché d’un mobilier post-industriel maquillé en zones contaminées sur laquelle, facticement, un lierre et trois graminées viendraient courir. On peut certes planter un bananier dans une carcasse de Jeep éventrée pour faire son petit effet, mais il existe plus dingue encore : ne plus agir ou presque sur ce qui se trouve déjà sur vos yeux.
Et privilégier les interventions rapides, peu coûteuses, et de récupération.
Commençons par laisser pousser l’herbe sur de larges étendues âprement négociées avec votre compagnonnage, qui se demande s’il ne doit pas appeler rapidement les urgences psychiatriques. Profitez de l’avantage de la sidération pour repousser aux calendes l’évacuation du tas de pierres et d’herbes du fond du jardin, formant un vivarium de choix où vos enfants observent le manège des reptiles (ils apprendront à faire attention, il y a des années complètes, en France, sans aucun mort déploré par morsure de vipère – en Beauce, il vaut mieux craindre les tracteurs qui reculent dans les cours). Déplorez la taille à venir d’une haie qui déborderait plus gracieusement à son aise, si elle en avait le choix. Ne désherbez plus le potager, maintenu au frais par ces voisines peu exigeantes. A ce stade, soyez prêts à vous prendre du « hippie » ou du « gauchiste » à tour de bras (c’est parfait : il faut être hippie chez les Beaucerons, et Beauceron chez les hippies – maintenir ainsi équilibré tout écosystème qui se ferait trop invasif). Gardez les branches pour le feu de cet hiver, paillez avec ce qui vous tombe sous la main, foutez la paix aux oiseaux qui vont, viennent, chantent et mangent, ignorez prodigieusement les taupes qui, d’elles-mêmes, ont emménagé le plus loin possible de vous (elles ne sont pas totalement idiotes, elles). Récupérez la terre qu’elles excavent pour remplir vos jardinières et y semer n’importe quoi, pourvu que cela pousse à peu près seul, sans trop d’eau ni de soins.
Décharge. Terrain vague. Faire sale. Négligé. Vous allez tout entendre pendant quelques semaines. Et puis un jour, une prairie de fleurs s’élève d’elle-même, coquelicots et graminées colonisent les bordures de vos allées en les rendant royales, mais d’un Royaume sauvage, vous croisez toutes les bêtes une fois dans la journée (peut-être pas la girafe, il me faudra vérifier), les arbres battent l’air, les fruits rouges débordent, la lavande s’étale. Cela sent bon, le relief se forme, le bruit des herbes commence, les insectes s’abandonnent, et vos lombaires applaudissent. On vous concèdera du bout des lèvres que ce n’était pas nécessairement une mauvaise idée. Votre gloire sera probablement posthume, là encore, ceci dit.
Vous aurez allié « laisser faire », « lâcher prise », « observer », « refuser », « glander », « transgresser », « emmerder le monde », et « récupérer » (préconisations du traité de Lenoir) : vous serez enfin gratifié d’un domaine dont vous n’êtes plus l’esclave, qui vit et se développe en fonction de ses besoins propres, qui abrite des espèces importantes pour votre potager, ne vous coûte presque plus rien.

Reste vos proches et vos voisins qui, la main sur le rotofil, attendent dans l’ombre, sécateur entre les dents, le moment où votre vigilance faiblira pour aller rageusement supprimer tout ce vivant qu’ils ne sauraient prendre autrement que comme affront pénible à leur supériorité d’hommes gras. Les nouveaux ravageurs, les pires indésirables. Les tyrans du jardin contrôlé et soumis, du gravier plein les poches, le jet d’eau bien saillant.
Il ne faut pas trop baisser la garde. C’est fragile, un punk. Cela amuse tout le monde sur Netflix, mais pas question qu’il squatte chez nous pour de vrai.
Vous n’avez qu’un balcon, une place de parking, un parterre qui vous décourage, une ville crasseuse ? Vous pourrez toujours lire avec profit ce traité plutôt drôle, foisonnant d’idées pour encourager la repousse sauvage (et la guider) partout où elle vous semblera pouvoir le faire (il suffit d’une crevasse). Qui sait si, échauffé par tant d’impertinence, vous ne tenterez pas alors l’activisme forcené de planter des graines absolument partout où cela vous chante (voir l’initiative très drôle des « seeds bombs » d’une new-yorkaise allumée), juste parce que c’est possible. Les risques à prendre me semble modérés, mais qui sait. Les réactions sont parfois si vives qu’on se prend à rêver de l’existence palpable d’un peuple farouche, fourche levée contre un gouvernement abusif pour défendre de traditionnelles méthodes éprouvées. Mais non, pardon, c’est une illusion d’optique. C’est contre les vagues isolées, qu’il se défend. Il ne s’agirait pas de se faire remarquer, de faire son original.

Eric Lenoir, Petit traité du jardin punk, Apprendre à désapprendre, Editions Terre vivante, 2021, 94 pages. Acheté en librairie.
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