There is no coming to the One with one jump, and none without going about.

 D.A. Freher, Paradoxa Emblemata.

« Je t’ai vu dans l’erreur mon cher fils, et je n’ai pas voulu attendre plus longtemps, c’est pourquoi je t’ai conduit à toi-même et mené au fond de ton cœur. »

Comenius, Le labyrinthe du monde et le paradis du cœur.

Rêverie libre autour du ravissant ouvrage, simple et savant, d’Édith de la Héronnière : Le labyrinthe de jardin, ou l’art de l’égarement, étudiant cette étonnante manie topiaire de chercher à nous désorienter. Un livre d’art ? Oui mais jamais seulement, et sans autres images que celles, mentales, qu’il fait naître dans ce surprenant périple au cœur du malaise.

Pourquoi tourmenter son jardin en l’affublant d’un inquiétant massif savamment taillé afin de perdre l’homme qui s’y aventure ? Pourquoi cette volonté, toujours, de salir la quiétude ? Parce que le labyrinthe recèle pour toujours la quête de cette rencontre inconnue vers laquelle nos parois, en se resserrant, nous conduisent, pressantes. Cette quête entêtante et vitale, qui porte son ombre pour rafraîchir les longues dunes d’un désert qu’il devient trop lassant d’arpenter, s’ouvrira peut-être enfin  ou sur le gouffre ou sur la clairière. Sera-ce la barbarie la plus sinistre, la plus primitive des violences déchaînée par l’homme-taureau ? Sera-ce la pureté libératrice du cœur de lumière, triomphant à tout jamais par ses radiations magiques de la peur, la douleur et l’ignorance ?

Le soir tombe. Alors que la fraîcheur s’installe dans la douce lumière corail, et que les invités, épars, contemplent à moitié ivres les rosiers sages, rouges et embaumants, la jeune fille vide sa coupe et se redresse péniblement de sa couche d’herbes. Il lui semble soudain que sous son corsage, sa poitrine meurtrie commence à palpiter, impatiente. Son regard flotte sur une assemblée assoupie, avachie, indolente, et le plaisir insolent qui se lit sur les expressions fardées lui foudroie les entrailles, elle voudrait se lever. À vrai dire elle n’entend plus très bien les rires déversés en longues cascades étouffées dans la mousse des roches. Un vrombissement léger lui brouille les signaux de la liesse molle. Les ifs balancent, frémissent. La grille du jardin du palais grince doucement, ses feuilles d’or projetant des rais de lumière qui viennent frapper l’eau de la fontaine. Tout est superbe, et si plaisant. Mais à nouveau, malgré ce répit éminemment agréable, l’urgence réclame son dû. Le sang tambourine dans ses poignets, le rouge lui monte au front, elle doit marcher. Ses yeux se couvrent, et plissent pour scruter pour loin. Elle remonte sur ses bottes fines les lourdes étoffes colorées de son jupon. Alors, après ces trois jours de fête ininterrompue, elle s’avance à l’entrée du grand labyrinthe, respire, et envisage enfin d’y pénétrer. Pourtant la perspective l’inquiète. Aucune autre issue, bientôt, que le ciel. Mais elle voudrait savoir.

Les pas qu’elle avance, assurés, la dressent avec aplomb en réponse immédiate à ces imposantes barrières végétales. Elle défie, fière bien qu’un peu éméchée, les œillères topiaires qu’elle daigne se laisser poser. Pour tous ceux qui ne sont jamais partis, se dit-elle. Pour tous ceux qui raillent les risques, incapables d’accepter de perdre. Elle croise la Bouche de la Vérité qui profère dans son marbre « Ogni pensier vola ». Toute pensée s’envole. Toi qui entres ici, dans le but de comprendre, dis-moi si tout ceci ne fut bâti que pour nous tromper ou bien pour l’amour de l’art… Festina, festina lentegiardino pensile, giardino pensoso… contemple et interroge les merveilles.

Il serait plaisant de faire une rencontre. On se sent si seul entre ces deux murailles de buis et de laurier entremêlés comme en une tapisserie de haute lisse. La galerie, le goulet devrai-je dire,  s’incurve encore. Je lève les yeux et vois le ciel d’un bleu intense. J’entends aussi les cigales. Une échappée serait possible, par le haut. Oui, si j’avais des ailes. […] L’agacement survient. Privée de but. Livrée à l’aléatoire. Obligée d’avancer par le simple espoir de sortir et par une nécessité interne, mystérieuse, je me livre à un étrange pèlerinage : un de ces parcours inutiles, tout à fait gratuits et pourtant libérateurs, dont le sens n’existe que dans et par sa réalisation physique.[…] Un parcours éprouvant, certes, en ce qu’il nous boute hors de nos habitudes, en ce qu’il nous livre à l’inconnu sans réconfort ni perspective et met en question notre courage, donc nos peurs intimes, viscérales, nos paniques. Ainsi en est-il de cette belle et mystérieuse fantaisie architecturale qu’est le labyrinthe de jardin. (p 19)

Au troisième tournant, elle ne sait plus exactement dans quel sens souffle le vent. Une statue la contemple. Le silence s’est très vite installé. Elle pense aux pèlerins sacrifiés par milliers alors qu’ils cherchaient la grande Jérusalem. Que leur mort certaine semblait risible aux prudents, alors qu’ils se contentaient, eux, de réciter leurs psaumes désincarnés en effleurant de leur index le tracé sinueux inscrit sur une pierre, au centre de la cathédrale : comme tous ces labyrinthes réduits devaient leur sembler un jeu d’enfant, de toute leur hauteur de créateurs d’un jour,  trouvant la rédemption de la pulpe du doigt, échappant au périple vers la ville sainte et ses chemins impraticables.

Un jeu d’enfants ? Pourtant longtemps l’entrée des lieux leur fut interdite, les secrets adultes ne résistant pas aux cornées implacables de la vérité infantile. Allait-elle découvrir, comme Rétif de la Bretonne en son temps dans les anfractuosités parisiennes  du buis du Jardin des Plantes, l’hideux commerce de couples masqués et insatiables ? Les yeux écarquillés, les sens en alerte, elle se contente pour l’heure de suivre sans aucune anticipation les longues formations de feuillage inextricables qui lui empêchent la progression rapide et facile vers l’issue. Elle ralentit son pas. Cette perte nécessaire de repères, qu’elle espère provisoire, lui rappelle la gravité soudaine qu’appelle en elle l’onde profonde lorsque son étendue se présente devant elle. Je peux comprendre, pense-t-elle, la mélancolie qui s’empare de chaque marin. La terreur mêlée à ce grand miroir ondulant où tout se reflète, ciel et embarcation dérisoire ne nous protégeant de rien. Les branchages chlorophylles assènent leur verdict maudit, je suis entourée de ce vert banni de la scène, portant malheur à l’artiste, et je suis plus petite que ces ronces qui pourraient recouvrir si vite ma sépulture. Il n’y a plus personne ici pour moi. Déjà la rumeur  des délices onctueux qui s’étalaient sur l’herbe s’évanouit dans cette éternité confortée par la distance immense que je parcours en revenant sans cesse sur mes pas. Elle se sent danseuse dans les ancestraux rites votifs, soudain. Le feu surgit derrière ses yeux, le sang suinte sur les parois, et la procession des hommes transis, circonvolution serpentant en grandes boucles l’entoure et l’emporte. Elle, virevoltant telle une toupie aléatoire, trouve cet équilibre parfait dans la force centrifuge, et sur elle-même parcourt les mille lieues du pèlerinage. Elle se dénoue, implore le centre, voudrait qu’il soit intact et originel, fulgurant et inouï. Son pas de danse souple l’a conduite à l’égarement le plus parfait. Par hasard, elle ressent les violentes secousses d’un état de l’enfance, apeuré et curieux, au rire épileptique et à l’imagination palpitante. Et toujours, autour, jusqu’à la nausée, rien qui ne permette à l’œil de fuir. Saisie, brutalement paniquée elle se met à courir. Le cauchemar végétal jonché d’avertissements ne l’amuse plus du tout. Il est temps de sortir, gare à l’épuisement. Au sublime romantique de l’affrontement doit succéder le triomphe puis la convalescence. L’errance sans fin est la malédiction de celui qui aura échoué. Le mirage doit disparaître. La jeune fille palpe avec effroi la densité des feuilles. Elle doit  pérégriner jusqu’au centre, jusqu’au reste. Elle ne ressortira probablement plus. Revenir, se dit-elle, il faut revenir. Je peux retrouver cette exquise confiance en mes propriétés fondamentales. Ne plus être un ennemi pour moi-même. Poliphile chercha non sans difficulté sa bien-aimée Polia au milieu des ruines d’un monde antique qui toujours, lui indiquaient le chemin.

Un autre motif de terreur pour le pèlerin du Songe est le bruit que font les arbres en s’entrechoquant : « un bruit étonnant et horrible » qui s’apparente à celui de l’enfer où l’on imagine grincements de dents et craquements d’os. Mais qui se promène seul dans la forêt connait bien ce bruit des arbres qui devisent entre eux sous l’effet du vent, ces frottements sinistres en lesquels se devinent parfois des gémissements de bêtes blessées, ou des ricanements diaboliques, présences autres qu’humaines dont les forêts sont le refuge. Nous ne sommes jamais seuls dans la forêt, une infinie diversité d’êtres y mène une existence obscure et difficile. (p 72)

Il faut que je puise dans mes veines le feu d’Annunzio, ma propre antiquité, cette préhistoire qui entérine mon instinct, me préserve, me reconduit. Je fus imprudente, consent-elle. Je me suis éloignée, en entrant, de la nécessité quotidienne désarmante pour ouvrir cette sphère poétique. Cette imagination fébrile, cette certitude perdue, cette inquiète progression nous laisse jusqu’au dernier virage incapable de voir scellé notre sort. Car tout peut se produire devant nous : la bête sanguinaire réclamant son lot de chair vierge, la statue séculaire prodiguant sa sagesse. Ou le miroir végétal d’un simple rien, dans lequel il faudra alors se percevoir pour ce que nous seuls savons de nous-mêmes. Essoufflée, lasse et grave, elle se remémore les multiples coups de reins qu’elle ne cessait de donner, là-bas, pour se délivrer des emprises. Tout ce temps, elle aspirait à errer sur ces terres nouvelles, à la recherche d’une bête à combattre. Et sa quête stérile la ramenait à la sortie, enfin, et déjà elle apercevait comme après trente longues années loin de sa patrie, les visages des semblables restés sur l’autre rive. Elle va sortir, ça y est, c’est certain, elle le sait, s’en amuse et pourtant. Derrière elle, les parois se referment, protégeant son secret. Elle n’ira plus, solaire, irradier les soirées de stupre sans élan. Elle caressera ce soir les corps de ses comparses, froids et mornes, mais elle saura ce qu’il en coûte de s’éloigner des méandres, de briser les cercles vicieux. Ils ne la reconnaîtront pas lorsqu’elle surgira des tentures, nue et transfigurée par son expérience.

Il y a toujours ceux qui ricanent, vains, sans savoir, et ceux qui sourient, forts d’une initiation rare.

Épouvanté par le bonheur édénique, immobile et trop simple, l’homme introduit des constructions gênantes dans les apesanteurs d’un paradis à la clarté insolente. Il aspire de toutes ses forces à endurer, combattre l’ombre qui dissimule ses forfaits, inquiet mais soulagé dans un même temps de ne jamais totalement parvenir à retrouver le Nord ni la trace de ses pas alors que sur lui, la nuit, à nouveau tombe.

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Édith de la Héronnière, Le labyrinthe de jardin ou l’art de l’égarement, Klincksieck, 2009.

 

 

 

 

Compléments alimentaires, tirés de l’alléchante bibliographie de l’ouvrage :

Gabriele D’Annunzio, Le feu, Ed. des Syrtes, 2000.

Francesco Colonna, Le songe de Poliphile, Imprimerie nationale, 2004.

Marcel Brion, Les labyrinthes du temps, José Corti, 1994.

Georges Bataille, La part maudite, Minuit, 1967.

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