On doit l’apprendre —
Cette fêlure, cette brûlure,
Mais seulement de celui
Qui sans  se lasser se dépense.

« Hart Crane distinguished Platonist committed suicide to cave in the wrong America. »
Allen Ginsberg, Howl.

Le large du Mexique nous doit au moins deux poètes fulgurants, Arthur Cravan et Hart Crane. Mais nous tiendrons les comptes plus tard. Ce dernier a trente-deux ans lorsqu’il saute du pont du bateau qui le ramène à New-York : « Goodbye everybody », j’ai laissé mes Bâtiments blanc et mon Pont, effondrez-moi cette Amérique décadente et repartez d’après cela, aura-t-il peut-être pensé. Lui, s’arrêterait là. Crane, depuis, s’est mué en marque d’eau, si l’on traduit le mot « filigrane » anglais littéralement, indélébile sous toute – ou presque – la création littéraire américaine (et au-delà) contestataire et sourcière. Mais je crois bien qu’on le connaît, par ici, encore moins que Walt Whitman ou T.S. Eliot, et à peine plus que Robinson Jeffers. L’édition de sa première œuvre par Chantal Bizzini, White Buildings / Bâtiments blancs, parue en ce début d’année chez La rumeur libre vient atténuer l’affront, avec celle, parue antérieurement, de sa seconde par Thierry Gillyboeuf qui, heureusement, fait toujours le travail : The Bridge / Le Pont, à la Nerthe.

Hart Crane, homosexuel tourmenté, dévoré par l’alcool et le jazz dont il recherche la rythmique, écrit les symboles et les vertiges qui miroitent sur les parois inhumaines d’un New-York que la modernité afflige. Foudroyé par Rimbaud, il rédime la ville par la souffrance qu’il consent à embrasser. Il pratique la poésie comme preuve concrète de l’expérience d’une reconnaissance, comme il l’écrit à un ami en mars 1926, cité par Chantal Bizzini dans une préface aussi concise que pointue, d’une densité telle qu’elle donne à penser et à creuser pour plusieurs semaines à venir. Crane s’abandonne à son art, et n’entend pas en revenir. Il lui faut s’en expliquer, sans cesse, tant il peut être considéré comme obscur. C’est forte de cet argument que sa traductrice accompagne les poèmes, présentés aussi dans leur langue d’origine, de « tentatives d’élucidations », riches en éléments de contexte agissant comme une vitre en cale pour mieux admirer les fonds marins.
Hart Crane n’est pas un poète limpide, sensuel. Il est plus incantatoire, plus pénétré de langue précise et de formes exigeantes. Il nous demande de l’écouter attentivement, de le relire, de le sonder. Nous l’étreignons énergiquement bien plus que nous ne le sentons dans notre chair : cette édition critique est donc d’autant plus pertinente que le voyage sans elle aurait été plus aveugle, moins apprécié. Il faut aussi lui rendre grâce d’avoir joint des reproductions de photographies de Walker Evans et Alfred Stieglitz, tous deux importants dans la vie et l’œuvre de Crane : l’objet final est aussi subtil qu’utile.

J’ai découvert Bâtiments blancs comme on remonte aux sources pour en avoir le cœur net. S’il n’est pas de mes poètes favoris, trop obscur, justement, parfois, pour mes goûts, trop alambiqué, sa personnalité, ses thèmes et la foule de noms amis qu’il inspira à sa suite (jusqu’à Sylvia Plath ou encore Howard McCord, dans Poèmes chamaniques, découverts récemment) m’interdisaient de le contourner plus longtemps. Je suis ravie d’avoir été tenue par la main si fermement par une édition qui, vous l’aurez compris, m’a particulièrement séduite.

Hart Crane, Bâtiments blancs, édition bilingue, traduction de l’anglais (Etats-Unis), préface et notes de Chantal Bizzini, La rumeur libre, 2024, 124 pages. Illustré en noir et blanc.

Ouvrage offert, reçu dans le cadre de l’opération Masse Critique sur Babelio.

Faire défiler pour des extraits photographiés :

Pour poursuivre la route ensemble...
Je sais ce que j’ai lu – Andrés Neuman, Fracture

« Si une chose existe quelque part, elle existera partout. » Czeslaw Milosz Je m’imagine Andrés Neuman en 2017, né en Argentine il y a tout juste 40 ans, confié depuis peu à la torpeur madrilène, dévoré par la barbe, sous ses longs cheveux, courbé sur cent ans d’histoire mondiale et sa > Lire plus

Léon Bloy, Méditations et Sang du pauvre : les profiteurs de guerre

« On ne peut rien faire sans argent », dit un lieu commun dont la stupidité sacrilège est parfaitement ignorée de ceux qui en font usage. Sans doute on ne peut rien sans la sueur et le sang du pauvre ; mais cette sueur, quand elle coule d’un noble front, et ce sang, > Lire plus

« Quelque chose est fini » – Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi

Quand on aime le plus intensément, quelque chose est fini.

Dans les antres de la sagesse : Peter Kingsley le paradisier

  À propos de: Peter Kingsley, Dans les antres de la sagesse, études parménidiennes, traduit par H.D. Saffrey, Paris, Les Belles Lettres, coll. Vérité des mythes, 2007, 207 pages.     Les cavales qui m’emportent, aussi loin que mon cœur le désire M’ont conduit, puisqu’elles m’ont mis et me mènent sur la > Lire plus

Faux départ – Les Cosaques, de Léon Tolstoï

"Comprenez une chose, ou croyez-moi : il faut voir et saisir ce qu’est la vérité et ce qu’est la beauté ; alors tout ce que vous dites, tout ce que vous pensez, tous les souhaits de bonheur que vous faites pour vous et pour moi, tomberont en poussière. Le bonheur, > Lire plus

« Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu faim » – Jean-René Huguenin, Journal

Parmi tous vos immondes amis, j'étais le seul à être propre, à être pur. Pourquoi m'avez-vous aidé à me salir, imbéciles ?