L’appétit de primer

Un César est plus près d’un maire de village que d’un esprit souverainement lucide mais dépourvu d’instinct de domination. Le fait important est de commander : la quasi-totalité des hommes y aspire. Que vous ayez entre vos mains un empire, une tribu, une famille ou un domestique, vous déployez votre talent de tyran, glorieux ou caricatural : tout un monde ou une seule personne est à vos ordres. Ainsi s’établit la série de calamités qui surgissent du besoin de primer…
Nous ne côtoyons que des satrapes : chacun – selon ses moyens – se cherche une foule d’esclaves ou se contente d’un seul. Personne ne se suffit à soi-même : le plus modeste trouvera toujours un ami ou une compagne pour faire valoir son rêve d’autorité. Celui qui obéit se fera obéir à son tour : de victime il devient bourreau ; c’est là le désir suprême de tous. Seuls les mendiants et les sages ne l’éprouvent point : – à moins que leur jeu ne soit plus subtil…
L’appétit de puissance permet à l’Histoire de se renouveler et de rester pourtant foncièrement la même ; cet appétit, les religions essayent de le combattre ; elles ne réussissent qu’à l’exaspérer. Le christianisme eût abouti que la terre serait un désert ou un paradis. Sous les formes variables que l’homme peut revêtir se cache une constante, un fond identique, qui explique pourquoi, contre toutes les apparences de changement, nous évoluons dans un cercle – et pourquoi, si nous perdions, par suite d’une intervention surnaturelle, notre qualité de monstres et de pantins, l’histoire disparaîtrait aussitôt.
Essayez d’être libres : vous mourrez de faim. La société ne vous tolère que si vous êtes successivement serviles et despotiques ; c’est une prison sans gardiens – mais d’où on ne s’évade pas sans périr. Où aller, quand on n’est pas assez entreprenant pour y mendier, ni assez équilibré pour s’y adonner à la sagesse ? – en fin de compte, on y reste comme tout le monde en faisant semblant de s’affairer ; on se décide à cette extrémité grâce aux ressources de l’artifice, attendu qu’il est moins ridicule de simuler la vie que de la vivre.

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Discipline de l’atonie

Comme une cire au soleil, je fonds le jour, et me solidifie la nuit, alternance qui me décompose  et me restitue à moi-même, métamorphose dans l’inertie et la fainéantise… Est-ce là que devait aboutir tout ce que j’ai lu et su, est-ce là le terme de mes veilles ? La paresse a émoussé mes enthousiasmes, ramolli mes appétits, énervé mes rages. Celui qui ne se laisse pas aller me semble un monstre : j’use mes forces à l’apprentissage de l’abandon, et m’exerce dans le désœuvrement, opposant à mes lubies les paragraphes d’un Art de Pourrir.
Partout des gens qui veulent… ; mascarade de pas précipités vers des buts mesquins ou mystérieux ; des volontés qui se croisent ; chacun veut ; la foule veut ; des milliers tendus vers je ne sais quoi. Je ne saurais les suivre, encore moins les défier ; je m’arrête stupéfait : quel prodige leur insuffla tant d’entrain ? Mobilité hallucinante : dans si peu de chair tant de vigueur et d’hystérie ! Ces vibrions qu’aucun scrupule ne calme, qu’aucune sagesse n’apaise, qu’aucune amertume ne déconcerte… Ils bravent les périls avec plus d’aisance que les héros : ce sont des apôtres inconscients de l’efficace, des saints de l’Immédiat…, des dieux dans les foires du temps…
Je m’en détourne, et quitte les trottoirs du monde…
– Cependant il fut un temps où j’admirais les conquérants et les abeilles, où j’ai failli espérer ; mais à présent, le mouvement m’affole et l’énergie m’attriste. Il y a plus de sagesse à se laisser emporter par les flots qu’à se débattre contre eux. Posthume à moi-même, je me souviens du Temps comme d’un enfantillage ou d’une faute de goût. Sans désirs, sans heures où les faire éclore, je n’ai que l’assurance de m’être survécu depuis toujours, fœtus rongé d’une idiotie omnisciente avant même que ses paupières ne s’ouvrent, et mort-né de clairvoyance…

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À l’encontre de soi

Un esprit ne nous captive que par ses incompatibilités, par la tension de ses mouvements, par le divorce de ses opinions d’avec ses penchants. Marc-Aurèle, engagé dans des expéditions lointaines, se penche davantage sur l’idée de la mort que sur celle de l’Empire ; Julien, devenu empereur, regrette la vie contemplative, envie les sages, et perd ses nuits à écrire contre les chrétiens ; Luther, avec une vitalité de vandale, s’enfonce et se morfond dans l’obsession du péché, et sans trouver un équilibre entre ses délicatesses et sa grossièreté ; Rousseau, qui se méprend sur ses instincts, ne vit que dans l’idée de sa sincérité ; Nietzsche, dont toute l’œuvre n’est qu’une ode à la force, traîne une existence chétive, d’une poignante monotonie…
Car un esprit n’importe que dans la mesure où il se trompe sur ce qu’il veut, sur ce qu’il aime ou sur ce qu’il hait ; étant plusieurs, il ne peut se choisir.
Un pessimiste sans ivresses, un agitateur d’espoirs sans aigreur, ne mérite que mépris. Seul est digne  qu’on s’y attache celui qui n’a aucun égard pour son passé, pour la bienséance, la logique ou la considération : comment aimer un conquérant s’il ne plonge dans les événements avec une arrière-pensée d’échec, ou un penseur s’il n’a vaincu en soi l’instinct de conservation ? L’homme replié sur son inutilité n’est est plus au désir d’avoir une vie … En aurait-il une, ou n’en aurait-il point, – cela regarderait les autres… Apôtre  de ses fluctuations, il ne s’encombre plus d’un soi-même idéal ; son tempérament constitue sa seule doctrine, et le caprice des heures, son seul savoir.

 

Emil Cioran, Précis de décomposition, Gallimard Tel (son premier ouvrage écrit en français, en 1949).

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