Rencontre, entretien et compte-rendu organisés pour la librairie Une page à écrire (Janville, 28)
Introduction
Le pouvoir de transformation des ouvrages de savoir
Nous sommes profondément reconnaissantes de l’honneur que nous a fait Guillaume Ancel en venant témoigner à la librairie, ce samedi 2 juin 2018, sur sa participation aux conflits du Rwanda en 1994 et de Sarajevo en 1995. Accablé par des ordres absurdes et sans aucun sens par rapport à la version officielle de ses missions, il décide, une fois sorti de son devoir de réserve, de raconter.
Il nous tient à cœur de défendre les ouvrages courageux et de plaider pour un rayon assez peu fréquenté dans les librairies, celui des Sciences humaines et particulièrement de l’histoire, ainsi que des autres ouvrages « de savoirs », souvent radicalement opposés au divertissement, mais néanmoins tout aussi essentiels dans la construction d’une trajectoire personnelle propre, sans cesse mouvante. Ces livres peuvent nous servir de colonne vertébrale solide, à laquelle on ne pense plus mais qui tient tout l’édifice.
Ce n’est pas un hasard si les éditions des Belles Lettres qui publient aujourd’hui Guillaume Ancel ont pour vocation depuis presque cent ans de garder disponibles, lisibles et à jour des nouvelles recherches les textes fondateurs de notre patrimoine classique, particulièrement grec et latin. Les mémoires de guerre témoignent d’un même cœur de l’homme et des constatations extrêmes qu’on trouve à la source de tous les grands textes philosophiques. Les questions d’obéir, de tuer, de mourir, d’être éloigné de sa famille, de la camaraderie y sont évoquées avec l’urgence supplémentaire de ne pas être oublié (effacé !), au sein d’une Cité qui, aujourd’hui, ne fait plus grand cas ni de ses morts, ni de son passé.
Oui j’ai éprouvé le pouvoir de transformation d’une existence par la lecture de grands livres, qui peuvent, tout au long de notre vie, nous former, nous guider, nous dévier intégralement de notre orbite. Les deux récits de Guillaume Ancel en font partie, par la démonstration du courage, de la dignité et de la décence contenus dans ces pages, véritable exemple même – et surtout ! lorsque l’on n’a pas servi dans l’Armée ou que nous n’y connaissons personne. C’est pour partager avec vous des épisodes que nous jugeons fondamentaux dans notre histoire récente, et pour soulever des questions que nous devrions toujours garder en tête sur la façon dont nous sommes dirigés, et dont sont utilisées nos ressources au nom de tous, que j’ai archivé ce compte-rendu détaillé de la rencontre, émaillé d’extraits audio pris sur place, pour que tous puissent en profiter. J’ai commencé par demander à l’auteur un point de contexte, et pourquoi écrire ces témoignages.
« J’ai eu envie d’écrire parce que j’ai eu le sentiment d’avoir quelques fantômes à partager. Vous comprenez vite dans les yeux des convives, lorsque vous parlez du Rwanda ou de Sarajevo à un dîner le soir, qu’il vaudrait mieux changer de sujet… Mais j’ai écrit aussi parce qu’on m’a demandé de me taire. »
Quelques éléments de contexte
Après Saint-Cyr où il rentre à 19 ans, Guillaume Ancel (né en 1965) est envoyé comme négociateur chez les Khmers rouges au Cambodge. Sa spécialité étant très rare à l’époque, le guidage au sol des frappes aériennes, il est envoyé dans toutes les opérations. Il est donc un jeune officier d’une trentaine d’années lors des événements relatés dans Rwanda, la fin du silence, et Vent glacial sur Sarajevo. Nous sommes en 1994-1995, la France se trouve dans un régime de cohabitation politique, alors que François Mitterrand est très malade, et la situation est complexe…
« En 94, il y a un drame : on soutient depuis 4 ans un tout petit pays au cœur de l’Afrique, le Rwanda… »
> EXTRAIT AUDIO 1 : Le Rwanda en 94, état des lieux – 7 :43 minutes
« On ne ressent pas alors la légitimité de remettre en cause une décision politique, et ce n’est pas notre rôle ! Vous n’allez pas faire de scandale, néanmoins vous ne pouvez vous empêcher de voir les choses… »
Une « mission humanitaire » trouble
La construction du livre Rwanda, la fin du silence, en brefs chapitres reconstitués plus de 20 ans après les faits sur la base du carnet d’opérations tenu alors par l’auteur, clairs et directs, participe à la sensation vive, dès les premières pages, d’embarquer aux côtés de l’auteur sur un terrain qu’on ne connaît pas. En particulier, deux des chapitres, véritables tours de force dont on sort le souffle coupé, écrits sous la forme d’un compte-à-rebours pour le moins anxiogène, nous exposent heure par heure deux opérations qui vont marquer un tournant considérable dans cette mission et remettre en cause, sans ambiguïté, le réel rôle de la présence française sur place…
> EXTRAIT AUDIO 2 : Je précise tout de suite que dans aucun de mes livres je ne mets en cause mes anciens compagnons d’arme… 1 :01 min
Une démonstration du génocide
« Mes camarades de l’Armée de l’air qui ont trouvé les rescapés du massacre de la colline de Bisesero ont eu une démonstration du génocide. »
> EXTRAIT AUDIO 3 : Des missions entremêlées qui n’ont aucun sens 5 :25 min
Guillaume Ancel poursuit son récit avec l’extraction d’une famille d’otages aux prises avec les génocidaires, qu’il faut sauver en moins de deux heures. Un raid éprouvant et nécessaire, comme ils auraient aimé en vivre quotidiennement.
> EXTRAIT AUDIO 4 : « Vous éprouvez une forme d’étouffement : ce n’est pas possible… c’est ça, l’Opération Turquoise ! » 2 :01 min
Un participant, dans la librairie, demande d’où proviennent les ordres : à ce stade, répond Guillaume Ancel, on ne peut engager les avions sans ordre du plus haut lieu, et la décision de soutenir les génocidaires ne pouvait venir que de l’Elysée. Ensuite, au retour, on lui a demandé, ainsi qu’à ses compagnons d’armes eux aussi interloqués pour ne pas dire choqués, de ne plus poser de questions, et de ne pas raconter cette mission qui ne devait pas avoir existé. Il est jeune, il aime l’Armée et souhaite continuer, et il décide de se taire. Mais il n’y arrive pas très bien.
Après le Rwanda
Le récit des opérations occupe environ 170 pages du livre, les 50 dernières racontant cette fois-ci, dans la partie la plus polémique du livre, le combat qu’a mené depuis plus de 20 ans l’auteur pour pouvoir témoigner, demander des comptes ainsi que l’ouverture des archives de cette mission aujourd’hui encore secret défense. Il y fait également le point sur les pressions reçues, et la nécessité de publier ce témoignage dans un livre, afin qu’il ne puisse être effacé (ni son auteur !)
« Je n’ai jamais prétendu avoir la vérité sur le Rwanda. » conclue-t-il. « Je n’ai qu’une pièce du puzzle, mais ma pièce du puzzle est incompatible avec celui qu’on a vendu aux Français, je dis juste, lorsque j’interpelle les responsables de l’époque, que ce n’est pas le même jeu, alors où est l’image, où l’avez-vous cachée ? »
Mais alors qu’il quitte le Rwanda, en août 1994, il lui faut déjà préparer sa prochaine mission. Il va partir en effet à Sarajevo dès janvier 1995.
Sarajevo, le siège le plus long de l’histoire contemporaine
« Lorsqu’on voit la situation se répéter, qu’on a sous les yeux une population qu’on aurait pu protéger et qu’on a l’interdiction politique de le faire alors que cela nous aurait pris quelques minutes, c’est un sentiment d’impuissance insupportable. Sarajevo a marqué d’une façon plus profonde notre génération, car si nous n’étions que 3000 Français au Rwanda, sur deux mois, Sarajevo a duré 5 ans et mobilisé 150 000 militaires français », nous rappelle-t-il.
La mission semble simple, elle consiste à protéger la population martyrisée par les bombardements des Serbes. Leurs canons tirent quotidiennement sur la ville, jusqu’à 300 fois. Basé sur l’aéroport de Sarajevo, le verrou du siège, Guillaume Ancel et ses compagnons d’armes doivent bombarder tout canon qui tire sur la ville. Ici aussi, il doit guider au sol les avions.
Pourtant, à chaque fois, au moment où les avions ont repéré leur cible et s’apprêtent à tirer sur un canon serbe, on va annuler leur mission. Et cela, près de cent fois, pour un prétexte différent à chaque fois. Il comprend alors que la directive est en fait très claire : en aucun cas ils ne doivent s’en prendre aux Serbes.
« Il fallait dix minutes pour interrompre les massacres de Srebrenica. On nous a interdit de le faire. »
EXTRAIT 5 > Interdiction de s’en prendre aux agresseurs – « Ripostez sans tirer ! » 3:23 min
À un chercheur qui demandait à consulter les archives, on a répondu, par écrit : les archives sont ouvertes, mais non consultables. La même absurdité en sorte, que l’ordre « Ripostez sans tirer » et qui conduirait quiconque dans la même impasse de frustration légitime que Guillaume Ancel lorsqu’il le note dans son carnet, plus tard développé et publié en 2017 sous le titre de Vent glacial sur Sarajevo.
La réception du récit
« Personne ne m’a contesté. Et tous ceux qui m’ont écrit – j’ai eu à ce jour plus de cent retours de militaires qui ont participé aux opérations, m’ont dit que ce que je disais était vrai, et pourtant on n’en a jamais débattu en France. J’aimerais savoir pourquoi, car ils avaient sans doute leurs raisons, mais pourquoi cela s’est passé de la sorte. Et à titre militaire, j’aimerais savoir pourquoi on nous a fait ça. Mes compagnons d’armes ont été extraordinairement courageux à Sarajevo. Ils ont fermé les sacs mortuaires sur leurs amis et ils ont continué cette mission alors qu’ils savaient qu’elle était infaisable. »
EXTRAIT 6 > Killing Zone, ou l’ordre d’abandonner les légionnaires 3 :34 min
Finalement, Guillaume Ancel refusera d’obéir, ou plutôt, il demandera « un ordre écrit », ce qui équivaut au même, et, à la suite d’un enchevêtrement complexe détaillé dans le livre, les légionnaires parviendront à s’en tirer. Qui, en effet, allait écrire noir sur blanc qu’il fallait laisser tuer ses propres hommes plutôt que frapper les Serbes ? Mais c’est dire jusqu’où les ordres ont pu les mener.
Une humiliation de plus, venant clôturer six mois d’impuissance.
« Êtes-vous retourné à Sarajevo ? » demande une participante, Bosniaque.
« Pour l’instant, conclue-t-il, je ne peux pas. Je ne saurais pas faire. Comment retourner sur un théâtre où on a tué et vu tuer autant de gens ? C’est ici aussi une question de décence. Peut-être un jour. »
Guillaume Ancel est très intéressé par tous les retours que vous voudrez bien lui faire après lecture, vous pouvez le retrouver sur Twitter ou LinkedIn à ce sujet.