« Baissant les yeux, elle vit soudain le renard qui la regardait, le menton baissé, les yeux levés sur elle. Ils se rencontrèrent et il la posséda. Envoûtée, elle sut qu’il la possédait. Il la regardait au fond des yeux, et son âme défaillait. Il la connaissait, il n’avait pas peur. »

Été 1918, deux femmes amies, trentenaires, March et Banford, tiennent comme un seul homme une ferme isolée en Angleterre, résolues à travailler seules sans toutefois se tuer à tâche. Banford, fragile et cérébrale, entretient principalement le foyer tandis que March, androgyne, musculeuse et mélancolique, comme éternellement absente, abat le plus gros des tâches quotidiennes sans se plaindre. Accablées par la perte de leurs poules, elles guettent le renard responsable, déterminées à lui faire son affaire. Mais le jour où March réussit enfin à l’apercevoir, croisant son regard, son âme trébuche et sombre. Incapable de le tuer comme de l’ôter de ses pensées, elle redouble d’efforts pour ne plus y penser mais l’inoubliable sauvage la convoque jusque dans ses silences. Un jour qu’un soldat de dix ans leur cadet s’invite à la ferme, March est foudroyée à l’instant, persuadée qu’il est le renard. Henry, chasseur dans l’âme, veut March et entreprend de la chasser jusqu’à l’obsession : elle sera sa possession. Dès lors, l’harmonie entre les deux femmes fissure puis rompt. Banford, témoin humiliée craignant l’abandon, rejette de toutes ses forces l’intrus qui s’obstine et March, confuse et discrète jusqu’à la disparition, oscille entre la reddition résignée et la détermination à rester éveillée de cet empire de combustion lente qu’elle peine à saisir, sans hâte ni intervention.

Comme toujours sensuelle, magnétique et si finement perspicace, la prose de D.H. Lawrence étreint et caresse, pousse dans tous les retranchements avant de toucher précisément ce point où tout être même le plus récalcitrant s’ouvre et se rend dans un évanouissement charnel. Cependant, comme tout tragique le sait bien, répondre à sa nature n’est pas anodin et se résout le plus souvent dans le sang. À moins que, et c’est tout le chef-d’œuvre de ce court roman (ou longue nouvelle), regardant le large, on ne lui préfère le vent du doute à jamais suspendu, trouble océanique derrière tous les yeux qui malgré les emprises les plus puissantes refuseront de se fermer complètement.

« Et alors il l’aurait, et sa propre vie à lui par la même occasion. Il était irrité de sentir qu’il ne vivait pas encore pleinement sa vie. Et ce serait impossible tant qu’elle ne serait pas soumise et endormie en lui. Alors il vivrait sa vie comme un homme jeune et comme un mâle, et elle sa vie de femme et de femelle. L’effroyable farce serait terminée. Elle ne jouerait plus à l’homme, ni à la femme indépendante à la responsabilité d’homme. Non, elle lui abandonnerait même la responsabilité de son âme. Il savait qu’il en était ainsi, et luttait avec obstination, attendant qu’elle se rende. »

D.H. Lawrence, Le Renard & autres étreintes mortifères, traduit de l’anglais par Patrick Reumaux et Pierre Leyris, illustrations de Franz Marc, Editions Klincksieck, 2023, 230 pages. [Contient les trois nouvelles Le Renard, Le Derby du cheval de bois et La Princesse]

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bruit du poète
Le bruit du poète

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L’un de ces manuels qui nous font retrouver, tous les jours, le feu sacré, et renouveler perpétuellement nos vœux avec le sensible, le vital, et l’éprouvé, en opposition aux sinistres injonctions au sarcasme, au cynisme et à la désillusion.

« Ah ! la lumière d’Harkness ! » – Malcolm Lowry, Le phare appelle à lui la tempête

« La poésie du « nonsense » dit partout chez lui un désir d’enfance et de pureté, désir de régression à l’infini déjà sensible au fond du romantisme des lacs. » Jacques Darras, préface.

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