Déguster les trois tomes des Carnets de Camus, c’est affronter les deux faces de son soleil invincible: l’or et le noir, tout au long d’un défilé d’aphorismes et de pensées brillantes, anecdotiques ou hermétiques. C’est également l’émotion de voir vieillir un homme de cœur, ambivalent et évoluant dans toute l’Europe avant pendant et après la guerre, de retrouver les bribes, dialogues, corrections et commentaires des œuvres qu’il crée parallèlement. On parcourt alors avec lui les années le cœur serré de voir se rapprocher la date fatidique de son accident, regrettant de devoir laisser partir plus qu’un grand homme du siècle: un confident, un compagnon capable de parler à l’enfant, l’adolescent et l’adulte réunis en nous.

Cahier I, 1936. Aux Baléares : L’été passé. (23 ans)

« Ce qui fait le prix du voyage, c’est la peur. C’est qu’à un certain moment, si loin de notre pays, de notre langue (un journal français devient d’un prix inestimable. Et ces heures du soir dans les cafés où l’on cherche à toucher du coude d’autres hommes), une vague peur nous saisit, et un désir instinctif de regagner l’abri des vieilles habitudes. C’est le plus clair apport du voyage. À ce moment-là, nous sommes fébriles mais poreux. Le moindre choc nous ébranle jusqu’au fond de l’âme. Qu’une cascade de lumière se rencontre, l’éternité est là. C’est pourquoi il ne faut pas dire qu’on voyage pour son plaisir. Il n’y a pas de plaisir à voyager. J’y verrais plutôt une ascèse. C’est pour sa culture qu’on voyage si l’on entend par culture l’exercice de notre sens le plus intime qui est celui de l’éternité. Le plaisir nous écarte de nous-même comme le divertissement de Pascal éloigne de Dieu. Le voyage, qui est comme une plus grande et plus grave science, nous y ramène. »

*

1936.  (23 ans)

« M. – Il posait tous les soirs cette arme sur la table. Le travail fini, il rangeait ses papiers, approchait le revolver et y plaquait son front, y roulait ses tempes, apaisait sur le froid du fer la fièvre de ses joues. Et puis il restait ainsi un long moment, laissant errer ses doigts le long de la gâchette, maniant le cran d’arrêt, jusqu’à ce que le monde se tût autour de lui et que, somnolent déjà, tout son être se blottît dans la seule sensation du fer froid et salé d’où pouvait sortir la mort.

Dès l’instant où l’on ne se tue pas, il faut se taire sur la vie. Et lui se réveillant, la bouche pleine d’une salive déjà amère, léchait le canon de l’arme, y introduisait sa langue et, râlant d’un bonheur sans fond, répétait avec émerveillement : « Ma joie n’a pas de prix. » »

*

1936. Mai. (23 ans)

«  Ne pas se séparer du monde. On ne rate pas sa vie lorsqu’on la met dans la lumière. Tout mon effort, dans toutes les positions, les malheurs, les désillusions, c’est de retrouver les contacts. Et même dans cette tristesse en  moi quel désir d’aimer et quelle ivresse à la seule vue d’une colline dans l’air du soir.

Contacts dans le vrai, la nature d’abord, et puis l’art de ceux qui ont compris, et mon art si j’en suis capable. Sinon, la lumière et l’eau et l’ivresse sont encore devant moi, et les lèvres humides du désir.

Désespoir souriant. Sans issue, mais exerçant sans cesse une domination qu’on sait vaine. L’essentiel : ne pas se perdre, et ne pas perdre ce qui, de soi, dort dans le monde. »

*

1937. Avril. (24 ans)

« Dans un pays étranger, soleil qui dore les maisons sur une colline. Sentiment plus puissant que devant le même fait dans son propre pays. Je sais bien, moi, que ce n’est pas le même soleil. »

*

Cahier II, 1937.  Décembre. (24 ans)

« Elle, cependant, s’accrochait à lui, comme noyée, surgissait par éclairs de ce grand trou profond où elle était jetée, repoussait alors ces lèvres qu’elle attirait ensuite, retombant alors dans les eaux glacées et noires qui la brûlaient comme un peuple de dieux. »

*

Cahier III, 1939.  (26 ans)

« Il y a ceux qui sont faits pour aimer et ceux qui sont faits pour vivre. »

*

1941. 21 mars. (28 ans)

«  L’eau glacée des bains de printemps. Les méduses mortes sur la plage : une gelée qui rentre peu à peu dans le sable. Les immenses dunes de sable pâle. – La mer et le sable, ces deux déserts. »

*

1941. Octobre (28 ans)

«  Au IIe siècle, discussions sur l’apparence personnelle de Jésus. Saint Cyrille et saint Justin : pour donner tout son sens à l’incarnation, il fallait qu’il eût un aspect abject et répugnant. (Saint Cyrille : « le plus affreux des fils des hommes »)

Mais l’esprit grec : « S’il n’est pas beau, il n’est pas dieu. » Les Grecs ont vaincu. »

*

Cahier IV, 1942. (29 ans)

« Vivre ne nous regarde pas. »

*

1942. Saint-Étienne. (29 ans)

« Je sais ce qu’est le dimanche pour un homme pauvre qui travaille. Je sais surtout ce qu’est le dimanche soir et si je pouvais donner un sens et une figure à ce que je sais, je pourrais faire d’un dimanche pauvre une œuvre d’humanité. »

*

1943. (30 ans)

« Trente ans.

La première faculté de l’homme est l’oubli. Mais il est juste de dire qu’il oublie même ce qu’il a fait de bien. »

*

«  Considérer l’héroïsme et le courage comme des valeurs secondaires – après avoir fait preuve de courage. »

*

1945. (32 ans)

« «  L’homme qui se repent est immense. Mais qui voudrait aujourd’hui être immense sans être vu ? » (Vie de Rancé) »

*

« Toute philosophie est justification de soi. La seule philosophie originale serait celle qui justifierait un autre. »

*

Cahier V, 1948. (35 ans)

« Une vertu extrême qui consiste à tuer ses passions. Une vertu plus profonde qui consiste à les équilibrer. »

*

Cahier VI, 1949. (36 ans)

« La grandeur, c’est d’essayer d’être grand. Il n’en est point d’autre. »

*

Cahier VII, 1951. (38 ans)

« Réponse à la question sur mes dix mots préférés : « Le monde, la douleur, la terre, la mère, les hommes, le désert, l’honneur, la misère, l’été, la mer. »

*

« « Ils demeurent un seul être ceux qui au temps voulu par leurs propres forces choisissent la séparation. » Hölderlin. La mort d’Empédocle. »

*

« Supprimer totalement la critique et la polémique – Désormais, la seule et constante affirmation.

Comprends-les tous. N’en aime et admire que quelques-uns. »

*

« Le pire des destins, c’est la mauvaise humeur. Je le sais d’expérience. Et ce fut là ma vraie tentation après des années d’éclat et de force. J’y ai cédé, assez pour être désormais instruit, et puis j’en suis sorti. »

*

1954. (41 ans)

« Un ami de Johnson Boswell : « J’ai essayé, dans mon temps, d’être un philosophe mais je ne sais pourquoi, j’étais toujours interrompu par la gaîté. » »

*

Cahier VIII, 1954. Don Juan. (41 ans)

« Elle : J’ai toujours su que vous ne m’aimiez pas. Mais je vous aimais.

Vous me parliez et vous regardiez parfois par-dessus ma tête.

Lui : Je ne séduis pas, je m’adapte. »

*

1954. 1er au 3 décembre.  Florence. (41 ans)

« Chaque matin quand je sors sur cette terrasse, encore un peu ivre de sommeil, le chant des oiseaux me surprend, vient me chercher au fond du sommeil, et vient toucher une place précise pour y libérer d’un coup une sorte de joie mystérieuse. »

*

1955. 27 avril. Athènes. (42 ans)

« Là-haut c’est autre chose. Sur les temples et sur la pierre du sol que le vent semble avoir aussi décapés jusqu’à l’os, la lumière de 11 heures tombe à plein, rebondit, se brise en milliers d’épées blanches et brûlantes. La lumière fouille les yeux, les fait pleurer, entre dans le corps avec une rapidité douloureuse, le vide, l’ouvre à une sorte de viol tout physique, le nettoie en même temps. »

*

1956. (43 ans)

« On voudrait que ceux qu’on commence d’aimer vous aient connu tel que vous étiez avant de les rencontrer, pour qu’ils puissent apercevoir ce qu’ils ont fait de vous. »

*

Cahier IX, 1958. 27 octobre. (45 ans)

« Ne pas se plaindre. Ne pas faire valoir ce qu’on est, ni ce qu’on fait. Si l’on donne, considérer que l’on a reçu. »

*

1959. (46 ans)

« Pour m’aider en tout cas, je ne m’aiderai pas seulement de cette froide équité du cœur mais de la préférence, de la tendresse que je te porte. Je m’accuse parfois d’être incapable d’aimer. Peut-être est-ce vrai mais j’ai été capable d’élire quelques êtres et de leur garder, fidèlement, le meilleur de moi, quoi qu’ils fassent. »

Fin des Carnets.

Albert Camus est mort à 47 ans le 4 janvier 1960.

Sources :

Albert Camus, Carnets I, Mai 1935-février 1942, Gallimard (Folio, 2013), 234 pages.

Albert Camus, Carnets II, Janvier 1942-mars 1951, Gallimard (Folio, 2013), 368 pages.

Albert Camus, Carnets III, Mars 1951-décembre 1959, Gallimard (Folio, 2013), 380 pages.

Pour poursuivre la route ensemble...
Voyage avec les déjà-morts – Tandis que j’agonise, de William Faulkner

Souvent, leur langue bute comme la bêche dans un terrain aride, elle se rend, ne termine pas ce qu'elle commence « comme un petit garçon, dans le noir, pour se donner du courage, qui s’effraye tout à coup de son propre bruit. » 

Serge Rezvani, Leçons de vie

[J'ai eu aujourd'hui l'honneur de visiter Serge Rezvani dans sa maison parisienne. Le prétexte était de lui faire signer quelques livres à destination de lecteurs sensibles à ces attentions. Je voulais surtout voir ses tableaux, invisibles en ligne. J'ai obtenu ce jour plusieurs marques de confiance de la part de > Lire plus

Les os du peuple – Leila Guerriero, L’Autre guerre, une histoire du cimetière argentin des Malouines suivi de La Trace sur les os

« Les os de femmes sont graciles. » Leila Guerriero, née en 1967 en Argentine, est une figure majeure du journalisme narratif, héritière de Rodolfo Walsh, surtout connue pour sa chronique d'une ville fantôme de Patagonie où les jeunes se suicident en nombre, Les Suicidés du bout du monde. Elle n’a > Lire plus

Qui suis-je pour vous parler ?

Je suis pratiquement certaine de mon échec à me taire. La seule promesse que je me suis jamais faite est d’être ici pour rester.

Le passif résolu de Stig Dagerman

"Poème norvégien de Claes Gill : [Le personnage s’arrête] angoissé au bord du lit du fleuve Comme attendant la lumière d’un blanc ciel printanier Traversant en hâte l’obscurité de son œil Et il énonce ces mots : Je ne sais rien en dehors de ceci, Ceci seul : que la vie me vit > Lire plus

« La lecture d’Orwell vous enseigne à assumer vos propres responsabilités » – George Orwell, Ecrits de combats

Comme l’a observé Christopher Hitchens ( Why Orwell Matters, 2002) : « la lecture d’Orwell ne vous incite pas à blâmer autrui ; elle vous enseigne à assumer vos propres responsabilités, et c’est précisément pourquoi il sera toujours respecté et aussi détesté. Je ne crois pas qu’il aurait voulu qu’il en soit autrement. »

Vous souhaitez recevoir les articles ?

Nous ne spammons pas ! Consultez notre politique de confidentialité pour plus d’informations.