« L’homme n’est pas un moi pensant et abstrait: il est incarné dans un corps qui appartient à une famille, à une patrie et à une époque qu’il n’a pas choisies. C’est ce compromis qui fonde notre équilibre; il neutralise cet égoïsme qui sans cesse nous fait pencher vers Narcisse. Nous ne sommes pas des « fous de liberté », comme purent l’affirmer quelques surréalistes, mais nous ne sommes pas non plus condamnés sans appel aux travaux forcés de l’Histoire. C’est cette dualité qui fait de nous des êtres responsables. »
Lorsqu’il répond, en décembre 1978, à un entretien avec Odile Baron Supervielle pour La Nacion, journal de Buenos Aires, Ernesto Sabato a 67 ans et a achevé quatre ans auparavant sa trilogie romanesque composée du Tunnel, de Héros et tombes et de L’Ange des ténèbres. Ecrivain rare et exigeant, il a tourné le dos à sa carrière scientifique tracée, alors qu’il travaillait sur l’atome et se souciait de l’absence d’éthique scientifique pour fuir à Paris dans le milieu des surréalistes. De retour chez lui, Sabato se dévoue, en parallèle d’une écriture qui ne le satisfait jamais vraiment, à la défense publique, souvent politique, des plus démunis, contre la dictature et les régimes instables qui se succèdent dans son pays. Accablé par une cécité naissante qui l’obscurcira rapidement puis complètement, il se tourne vers la peinture et ne reviendra à l’écriture, sous la forme d’essais testamentaires, qu’à la toute fin de sa très longue vie (il meurt en 2011 à 99 ans).
Ces réponses données pour La Nacion sont aujourd’hui traduites par Thomas Bourdier dans sa collection Ars longa, vita brevis (R&N, 2023) dédiée à de courts inédits d’auteurs majeurs. Il décline succinctement la défense et les prises de position tranchées de l’Argentin sur l’interdiction nationale de trois auteurs dont Mario Vargas Llosa. « Je n’appartiens pas à ce genre de démagogues et d’hypocrites qui se déclarent opposés à toute forme de censure par principe », annonce-t-il d’entrée de jeu. « Le problème n’est pas là, poursuit-il plus loin. Le problème survient quand c’est l’Etat qui fait cela dans la vie publique au moyen de procédés qui ne relèvent ni de la loi ni de la justice. »
Renvoyant dos à dos tous les régimes totalitaires, du stalinisme au nazisme, il rappelle que la démocratie est faillible, mais qu’une erreur peut encore y être, éventuellement, rattrapée. Il fournit l’exemple des censures staliniennes idéologiques prises contre toutes démonstrations scientifiques contredisant le Parti, et rappelle de ses vœux une Université qui « devrait être le lieu où maîtres et disciples, humblement mais obstinément, travaillent pour faire croître cette culture commune qui naît de la liberté et dont le but est d’engendrer encore plus de liberté. »
Le problème de l’art, car toute création artistique devrait être un problème, c’est bien comme Jaspers, que Sabato cite, le déterminait à propos des Tragiques grecs, d’éduquer le peuple. Il doit le mettre en face des abominations de l’espèce comme de l’Histoire, créer ou composer autour de ses mythes, sans en ignorer les Furies. « Car, en vertu de ce concept d’énantiodromie [concept grec selon lequel avec le temps tout évolue vers son contraire] cher à Héraclite, plus les hommes ont tenté de rationaliser notre commune condition, plus ce sont ses puissances obscures qui ont été déchaînées. » Il est nécessaire de laisser le problème de l’art en rester un à, éventuellement, tenter de résoudre, mais jamais à exterminer.
On retrouvera ici ce qui suinte abondamment des souterrains de l’œuvre romanesque de Sabato.
« Dans une civilisation qui nous a dépouillés de toutes les manifestations antiques et sacrées de l’inconscient, dans une culture sans mythes ni mystères, il ne reste à l’homme de la rue que le modeste déversoir de ses rêves, ou bien la catharsis à travers les fictions de ces êtres condamnés à rêver pour la communauté entière. Les œuvres des créateurs sont une manière mythologique de nous montrer une vérité entre le ciel et l’enfer. »
Pour appuyer son droit à la divergence, Ernesto Sabato, non sans provocation, utilise l’exemple des Etats-Unis, « pays aussi jeune que l’Argentine » mais dont il salue l’autocritique féroce, lorsque son pays se drape d’un orgueil condescendant, assuré de ses plus hautes valeurs spirituelles. Autocritique et incorruptible droit à la divergence, voici ce qu’il pointe d’essentiel, et d’enviable, chez les artistes, écrivains, cinéastes américains. « Or, jamais l’Etat américain n’a interdit une seule de ces œuvres. Parce qu’il a su reconnaître qu’elles sont édifiantes dans le meilleur sens du terme, et parce qu’une démocratie se caractérise par la possibilité même qu’elle laisse de la critiquer. Voilà pourquoi les imbéciles croient que les démocraties sont les seuls régimes corrompus, alors qu’en réalité c’est qu’elles seules permettent la dénonciation des corrompus. »
Des propos dont on laissera chacun juger de l’ironie et de la saveur aujourd’hui.
Réfutant avec virulence la fameuse « fin qui justifierait les moyens », il s’érige ensuite contre l’indignité de certaines nations à manquer de respect à la personne, ce qui suppose qu’elle soit libre. « Il est temps d’admettre enfin que la véritable liberté n’est jamais quelque chose que nous recevrons d’un coup dans toute sa splendeur, mais qu’elle se conquiert à l’aide d’un combat de chaque jour, dans une lutte incessante contre ceux qui veulent nous priver de jusqu’à ses miettes. »
Une personne ne naissant jamais telle, mais se construisant en regardant en face ses parts d’ombre et en les combattant l’une après l’autre, sa valeur n’en est que plus précieuse : elle devient un être responsable, qui peut répondre devant l’Histoire.
Défendant ensuite une vraie nuance à trouver entre la personne et son égoïsme parfois immature et la collectivité et ses incapacités à traduire le réel, il propose de travailler ardemment à rectifier nos illusions tant sur l’individualisme que sur le collectivisme et parfaire, humblement, ce qui peut toujours l’être en toute démocratie. Et ces limbes, ces entre-mondes, ces observations minutieuses d’un irrationnel chaotique tel que le concevait déjà Chestov, qui d’autres que les écrivains, libres de surcroît ou prêts à payer le prix de leurs révélations, pour nous y guider ?
C’est ainsi que ce vivifiant petit texte exposant les thèmes principaux corsetés à l’Argentin nous confortera dans « ce qui n’est pas négociable », ainsi que l’exprimait Charles Péguy. La censure combattue, la liberté de l’artiste et le droit à la divergence : trois socles inestimables à protéger contre les grands négociateurs.
Ernesto Sabato, Censure, liberté et droit à la divergence [1978], traduit de l’espagnol (Argentine) par Thomas Bourdier, Editions R&N, 2023, 56 pages.