« Les têtes pensantes ne remettent plus en doute le fait que les brillantes conquêtes de la physique et de la chimie ne servent que le capital ; il ne serait pas même difficile d’établir la même tendance dans les enseignements dominants. La performance analytique emblématique de la toute nouvelle science, la substitution de toutes les spécificités de nature par le simple rapport quantitatif ne fait que répéter dans sa forme épistémologique la loi élémentaire d’une volonté impérative qui a sacrifié la resplendissante richesse chromatique des valeurs de l’âme – le sang, la beauté, la dignité, la ferveur, la grâce, la chaleur, la maternité – à la valeur conquérante de ce prétentieux pouvoir qui trouve à s’incarner de façon mesurable dans la possession de l’argent. » Ludwig Klages, L’Homme et la Terre.
Ludwig Klages, penseur allemand proche de la caractérologie et graphologue réputé, fort lu en son temps (les années 1920), inspiré par Nietzsche et Bachofen, proche de Stefan George et inspiration pour Robert Musil, Thomas Mann, Cioran ou encore Walter Benjamin, a aujourd’hui complètement disparu de nos bibliothèques au même titre que tous les grands fervents d’une défense de l’âme contre l’esprit, plus spécifiquement d’une intuition maîtresse, ou impulsion vitale, contre une volonté d’intellectualisme égotiste, d’une exploration intérieure de la symbiose spontanée avec ces forces vives, exploration qui n’a rien à prouver, contre la destruction d’une pensée fabriquée et servile, qui se cherche rationnelle, efficace et puissante pour ne servir finalement que les intérêts d’une lucrative domination technique. A la recherche d’une définition juste de cet étrange et magnifique éros « élémentaire » qui le tient, non pas amour ni même pulsion sexuelle mais ivresse de cosmos, extase animée en dehors de tout dogme établi – ivresse qui se fera parfois génie créateur ou inspiration céleste, Klages a également réfléchi dans les premiers à une pensée écologique profonde, un retour à la nature qui n’admet pas beaucoup de compromis avec le développement effréné d’une culture de consommation et de masse dont il assiste aux prémices. Parfois surannés, mais toujours sincères et ardents, ses développement écrits en toute clarté valent d’être lus et compris finement pour leur originalité et leur fraîcheur dépourvus d’austérité, en dehors de leur récupération malheureuse : il y eut évidemment des ambiguïtés plus que palpables dans la reprise de ses idées par le national-socialisme, sans surprise (la pureté, la ferveur, la nature, la méfiance envers le judaïsme – qui n’avait d’égale que sa haine du christianisme) ou de leur critique féroce (le refus de Klages de tout nationalisme borné, de frontières contemporaines nettes entre les nations), ambiguïtés comme injustices de postérité levées et argumentées longuement dans la préface de Ludwig Lehnen pour De l’Eros cosmogonique. La présentation également détaillée du manifeste L’Homme et la Terre (1913) édité pour la première fois en français par les éditions RN, par Gilbert Merlio, donnera aussi une belle introduction à Klages et son temps.
« L’ivresse érotique ressemble si peu à un besoin quelconque que ce qui est en elle est une poussée qui doit être qualifiée de poussée de débordement, de profusion rayonnante, d’un don de soi sans mesure. Elle n’est ni besoin ni manque, mais l’excès d’une plénitude, une flamme qui répand de l’or et une fertilité porteuse de mondes. C’est pourquoi tout objet sur lequel tombe son rayon s’illumine d’une beauté indicible. […] Telle est la caractéristique la plus générale de l’état que dans le langage symbolique de l’esprit voyant de la plus haute Antiquité on appelait Eros cosmogonique. » Ludwig Klages, De l’éros cosmogonique
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Ludwig Klages, De l’éros cosmogonique [Vom kosmogonischen Eros, 1921], traduit de l’allemand et présenté par Ludwig Lehnen, L’Harmattan, 2008, 250 pages.
Ludwig Klages, L’Homme et la Terre [1913], traduit de l’allemand par Christophe Lucchese, préface de Gilbert Merlio, Editions RN (2016), 62 pages.