« Je commence à en avoir assez de vivre des heures historiques. » Maurice Garçon, Journal, 1944.

« Chacun de nos gestes compte. » Slobodan Despot, Le Miel, 2014.

Je regarde passer des oiseaux en groupe, au-dessus d’un vaste champ arrêté, à côté d’un arbre. Je ne suis pas arrivée depuis assez longtemps de la ville pour reconnaître des passereaux, des frênes ou une vallée, un indice. J’en reste aux formes. Je chante à tue-tête un couplet de Jean-Jacques Goldman en tapant sur mon volant limé, me faisant la réflexion que si tu te demandes sincèrement ce qu’est un Français, c’est celui qui ne capte que Nostalgie lorsqu’il se rend faire un scanner à l’hôpital de Châteaudun, qui connaît son Goldman par cœur mais sait aussi à l’occasion très bien imiter Francis Cabrel, dont la simple évocation lui donne des envies de parodies de cailloux et d’abeilles. Un type aussi joyeux qu’une carcasse de sanglier en novembre sur le bord de la départementale, vivant la même ironie pratiquement incommunicable d’être écrasé, non sans avoir lui-même fait un sacré dégât, par une Twingo remplie de Blablacars pressés de quitter cette zone froide, alors qu’il échappait à des chasseurs. Un désorienté qui ne retrouve plus le radar volant qui l’avait flashé à 55km/h dans un village désert, et roule si lentement qu’il en calerait presque dans la remontée, alors qu’il n’a jamais reçu, pourtant, la contravention. Un enfant dont la Ford croise un cheval mouillé et s’en encastrerait presque dans une arracheuse à betteraves, émerveillé par cette brave bête surgie n’importe comment. Un découragé qui a mal au dos depuis trop longtemps pour qu’on continue à lui proposer d’aller à la piscine, perdre 6h par semaine avec le déplacement pour tremper dans de la Javel masquant les pesticides, au milieu des mycoses sous bourrelets gras… Mais ce Français, continuais-je à penser en me garant difficilement sur le parking des Urgences, est-ce qu’il ne l’est pas aussi dans l’énergie pathétique qu’il met à vouloir montrer ce que personne ne peut voir ? Quand il prend une photo sur son téléphone d’un champ brumeux ou d’un chemin de feuilles mortes pour les envoyer au concours de France 3 Centre Val-de-Loire, est-ce qu’on peut voir ce qui le glace ? Non. Le panneau Scanner, dont le bleu, code confiance, délavé par la pluie sur la façade grise semble l’implorer de se barrer de là, gagnerait-il le concours ? Allons plus loin, persistais-je, en m’asseyant dans une salle au design incroyablement moderne alors qu’il s’agit, surtout pour ce pauvre homme au teint jaune et aux blancs des yeux éclatés, de venir y finir, le Français est-il celui qui refuse les soins de l’hôpital public parce qu’on n’y trouve plus aucun médecin blanc et sans accent, puisque les campagnes sont racistes ? ou celui qui, empli de bonne volonté saupoudrée d’un peu de zèle à démontrer son ouverture, n’ose trop parler de sa gêne lorsqu’il n’a rien compris au compte-rendu oral qu’on lui a donné rapidement, présumant qu’il est stupide, puisqu’il ne comprend pas le médecin. Ou raciste, alors, puisqu’il sait bien, de sa terre profonde, que s’il n’a rien compris, c’est parce que le médecin parle à peine français ? Couchée sur l’engin qui va me photographier les reins, je me demande comment on peut consécutivement voir l’intérieur de son corps sans l’ouvrir, et ne strictement rien comprendre à ce qu’on va immédiatement nous en dire. Pourquoi ce con de sanglier s’est fait taper sur une route et pas dans sa forêt ? Qui est Emmanuel Macron, pourquoi tous ces gens en parlent dans le silence total de leurs réseaux, disparaissant d’un clap de vieux mobile ? Et, à la fin, que se passe-t-il quand la musique est bonne et qu’elle sonne, quand elle ne quitte pas ?
Il y a trop de détails à régler, et tout n’en finit jamais de mourir, c’est trop long.
J’allais pour payer et je me recoince le dos, je m’accroche à la barrière du couloir l’air de rien quand j’entends derrière moi une infirmière sans blouse ordonner à tue-tête un « allez-y doucement » avec ce ton qui donne envie de guérir pour leur montrer la sortie qui les sauvera lorsque le Centre de contrôle des maladies d’Atlanta sera tombé. Ah tu es Française, toi aussi, à me prendre de haut en toute fausse bienveillance quand je faillis dans le couloir. Je ne vais pas doucement. Je fuis les bombes à chaque pas, ma petite dame. Tu pourrais un jour avoir besoin de mon souvenir, lorsque tu sombreras dans ta dépression saisonnière, l’imputant au hasard. Mon mètre 80 fracturé, mes bottes, mes cernes d’une insolente nudité, mes kilos de trop et mes cheveux mal rangés, tu pourrais t’en rappeler et te demander où j’habite, d’où je viens, qui m’a faite, comment j’ai pu supporter en souriant que tu me demandes d’aller doucement avec une telle brutalité. C’est que tu as eu de la chance, je connais la brutalité, je sais d’où tu viens, où tu habites, qui t’a faite. C’est Jean-Jacques Goldman. On a du commun, ravale un peu ta morgue. Tu pourrais être en dette, et te jeter affolée dans la nuit à ma poursuite, au cas où j’aurais plus de réponses que toi, puisque je n’ai pas tenu à t’obéir absolument sous prétexte que tu élevais la voix.
Parlant de morgue, je m’en retourne vers la salle d’attente, attendant mon verdict, après avoir remarqué que le tampon « Comptable du trésor » bavait un peu sur mon chèque. S’y trouve un Français magnifique. Il est jaune, il va mourir. On ne peut pas vivre aussi jaune et je n’arrive pas à détacher mon regard de sa peau d’une splendeur hépatique. Ses yeux n’aident pas, ils sont d’un bleu polaire qui tranche d’autant dans cette marinade. Il paraît limité, le bonnet bouchonné dans les mains, le pantalon trop grand et plein de boue. Il sort une cigarette, et termine un troisième gobelet d’eau qu’on lui a donné dans une carafe en plastique beige. Il sort fumer devant le panneau Scanner. Il est Français. Je remarque une publicité pour le test HIV. Cela doit être génial, il m’en faut un.
Le médecin, une femme sans blouse, m’ouvre presque les bras pour m’annoncer que j’ai de l’arthrose. Et un début de rhumatisme là, à droite, vous voyez ? Non. Je vois une partie, pas l’ensemble, je suis Française, il va falloir m’en excuser, à force. La panne générale informatique, qui ne semble frapper que les institutions de l’État, et ce à telle longueur de temps que je me demande comment ils ne se sont pas déjà tous suicidés dans le bloc, l’a usée, elle prend mollement mon email pour m’envoyer un compte-rendu lorsque le tout sera remis en bon état de fonctionnement jusqu’à la prochaine fois. « La petite dame a un email, elle, n’est-ce pas ? » m’assène-t-elle à voix haute, en humiliant d’une embrassade vocale les petits vieux attendant un peu d’espoir avant de s’en retourner à leurs démonstrations d’aspirateur sans fil : une petite maladie, un truc pas bien grave mais qui justifierait leur déplacement, un truc rare pour pouvoir l’arborer, mais au remède rapide. Un vieux français. Qui a trop vu de carcasses sur la route du scanner, qui n’en peut plus de Jean-Jacques Goldman.
De l’arthrose donc. Un bec de perroquet là. Mais non, c’est de l’os, il n’y a pas de perroquets, jamais, dans le dos, cela n’existe pas, c’est de l’os en trop, qui n’a pas voulu y aller doucement. Mais ce n’est pas pour les vieux français l’arthrose et le rhumatisme ? C’est-à-dire que, d’accord, je lis des livres sur l’empire tardif, je n’ai pas de compte Snapchat et j’aime bien Pierre Bellemare mais je n’ai que 36 ans. Cela va trop loin.
Je croise une dernière fois l’homme jaune, un peu mélancolique devant le panneau Scanner.
Moi je n’ai rien, j’ai mal constamment jusqu’au quasi handicap, je suis empêchée, mais je n’ai rien, je le vois bien. Cela fait 4 ans que cela dure.
Au retour, j’entends Michaël Jackson faire les chœurs d’une chanson complotiste en 1982. Pourquoi est-ce que je sais cela ? Pourquoi est-ce qu’on me dit cela ? Pourquoi continue-t-on à ne pas voir, sur les photos de forêts envoyées par des Français à France 3 Centre Val-de-Loire, ce qui nous glace ? Et, à la fin, pourquoi vous ne savez pas ce que je sais de la fin des temps, et que veut dire « Envole-moi ? »
Je gare la Ford devant ma porte, en évitant les poubelles vides. Il faut rentrer du bois, et retourner s’asseoir des heures à s’en cisailler la ceinture devant l’écran.
J’ai tant de choses à vous dire sur ce que vous ne voyez pas.

Pour poursuivre la route ensemble...
Dantec et Attar, les oiseaux de guerre 1/2

« Si la seule solution est la mort, nous ne sommes pas sur la bonne voie. » Albert Camus, Les Justes. « You might have succedeed in changing me. I might have been turned around. It’s easier to leave than to be left behind, leaving was never my proud. » REM, Leaving New York. « À > Lire plus

« Les gens du désert sont plus faciles à guérir » – Bruce Chatwin, Le Chant des pistes

« Dans la foi aborigène, une terre qui n’est pas chantée est une terre morte, puisque, si les chants sont oubliés, la terre elle-même meurt. » « La plus grande partie de l’intérieur de l’Australie n’était que broussailles arides ou désert. Les pluies y tombaient toujours de façon très inégale et une année > Lire plus

On ne dit pas putain ; Irkoutsk, de tête ; Heptanes Fraxion | Carnets actifs

il y a des contretemps putain il y a des contretemps qui sont essentiels Heptanes Fraxion, Nuit bleue Quand j’étais plus jeune, mais sans doute encore maintenant, c’est vrai, j’oublie, mon père jouait du synthé et il chantait dans des petits bars de Poitiers, ce qui me rendait confuse, je > Lire plus

Essais sur le Texas – Larry McMurtry, In A Narrow Grave

Si vous n’avez jamais entendu parler de Larry McMurtry, écrivain réputé du Texas, Prix Pulitzer de littérature, c’est sans doute parce que cette région a toujours peiné à exporter hors de ses frontières ses grands auteurs, à la différence des Etats du vieux Sud (Alabama, Kentucky, Tennessee…). Pour les plus > Lire plus

Sept auteurs capitaux contre le royaume des imbéciles, 2.

Première partie ici. « Animaux, ô chers aimés, ô cruels, ô mourants ; en train de se débattre, engloutis, digérés et assimilés, prédateurs et pourrissant dans leur sang ; en fuite, rassemblés, solitaires, entrevus, débusqués, traqués, rompus ; incréés, privés de Dieu, abandonnés, dans une vie trompeuse ainsi que des enfants trouvés ! » gémit Elias > Lire plus

Trust I seek and I find in you : le paradis perdu des six enfants de l’Arkansas

Ce texte est intégralement dédié à Mathieu Bollon, et dévoué à Damien Echols ainsi qu'aux " vrais" West Memphis Three : Steve, Christopher et Michael. RIP, autant que faire se peut et se pourra. I’m not here. This is not happening. Radiohead, How To Disappear Completely (And Never Be Found > Lire plus

Vous souhaitez recevoir les articles ?

Nous ne spammons pas ! Consultez notre politique de confidentialité pour plus d’informations.