L’amitié, cet amour à ne pas prendre : voilà qui me vient en refermant la nouvelle gourmandise littéraire de Patrick Tudoret, grand marcheur et farouche fidèle de la bénévolence (vouloir le bien d’êtres élus et s’engager pour agir en fonction – et non prétendre à l’intention bienveillante envers tous, hypocrisie consommée jusqu’à l’écoeurement en nos temps de désengagements massifs).

Des formes d’amour si joliment listées par les Grecs, si l’eros (passions aux manifestations d’abord physiques) domine en nos esprits impatients et voraces, la storge (l’amour familial méprisé de nos jours, pourtant tout aussi fondamental pour préserver les meilleurs nutriments dans sa cuisson lente) recule, et la caritas (amour du don) semble reléguée à un dernier carré strictement chrétien, la philia est celle qui érige jusqu’au centre du plus seul le temple indispensable à chaque réalisation intime.

Et Patrick sait parfaitement rendre grâce à cette poignée d’amis qui, du minot marseillais des bancs de l’école à l’être gémellaire lisant dans ses pensées et terminant ses phrases, ont consolidé son existence venteuse.

Comme à son habitude, s’il parcourt avec nous les classiques pour le plaisir, ici des amitiés célèbres, de Gilgamesh et Enkidou à la série Dawson, ce n’est que pour sautiller avec nous dans les profusions offertes, d’un bosquet à un autre, sans volonté d’écraser ou de perdre.

Il converse librement de Voltaire, Morand ou Marcel Moreau en se livrant, avec un naturel troublant qui le matérialise à l’instant dans notre sphère, n’évite aucun sujet troublant comme l’absence, la distance, les écrans, l’amitié entre hommes et femmes et surtout l’inimitié, le faux ami ou la rupture amicale qui très souvent se justifie.

C’est qu’une amitié se partage, elle se valorise, elle se purifie aussi parfois, s’éprouve, se nourrit avec une plus belle attention encore qu’un amour consommé qui lui se traduit parfois en un pâle simulacre de couple qui laisse chacun exsangue : la jeunesse regorge de ces exemples où, trop prompts à vouloir prendre, organiser, contrôler son amitié fulgurante, la bascule, trop tôt, trop mal, vers une attitude amoureuse aura tout abîmé.

Tout ? Non pas. Combien d’anciens amants sont aujourd’hui les plus solides amis ? N’ont-ils pas justement tout passé ? Et que dire d’un eros sans amitié profonde, en réservoir des temps où le feu couve moins fort ?
Une amitié de haute intensité frôlera souvent l’élation mystique, avec son appel mystérieux et impénétrable. Pourquoi elle ? Pourquoi lui ? Quelle est la nature de cette merveille qui nous relie ? Est-ce important de le savoir ?
Gratitude, compassion, écoute : c’est aussi l’heure, avec ce petit livre apéritif gorgé de bonne humeur de reprendre à son compte les « vertus communes » comme les nomme Carlo Ossola dans un essai du même titre, et de s’en faire, sans publicité, les humbles passeurs pour voir s’épanouir autre que soi, et s’en féliciter.
Qui sait en se retournant si nous n’avons pas nous-mêmes une poignée (et une seule) de ces précieux alliés qui n’ont jamais trahi ? Qui nous sont plus que tout ? Ne différons pas le temps de les louer. La vie est déjà passée.

Merci Patrick, pour ce rappel enchanté.

 

Patrick Tudoret, Le petit livre de l’amitié, Éditions Salvator, 2023.

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