Il est possible que les Occidentaux non spécialistes d’histoire des religions n’aient jamais vraiment bien pris la mesure des forces qu’ils convoquent lorsqu’ils se réfèrent au bouddhisme.
Il est également fort probable que nous n’y ayons jamais rien, profondément, compris, notre vision confisquée par les trucages d’une récupération offensive par les spiritualistes Américains.
L’essai de Marion Dapsance tente de remédier à ces lacunes coupables, depuis l’utilisation du terme « zen » jusqu’à la conception de la destruction de l’ego.
Je n’ai, pour ma part, pris conscience de mes propres erreurs qu’en arrivant à cet hallucinant chapitre « Un rituel de destruction de soi » : quelque chose, dans la façon de cuire un cadavre ou de danser dans les charniers, plâne de plus vaste encore que je ne l’avais imaginé, et la terreur peu admissible et encore moins contrôlée qui semble surgir de mes plus antiques tréfonds chaque fois qu’elle est confrontée à la culture religieuse des Asiatiques rencontre enfin ce qu’elle pressent avec malaise. Quelque chose d’absent, de déjà-mort, une grande ombre tenace semble envoûter les moins avertis de mes éclaireurs qui s’en approchent. À coup sûr, ils ont affronté, et affrontent encore, des dénuements et des résolutions auxquelles nous nous refusons à toute force. C’est encore trouble et je poursuis dans ce brouillard. Mais avec des guides comme Marion Dapsance, qui fait le point avec détachement tout en n’oubliant pas de pointer les stridentes contradictions, la traversée est palpitante, des superpouvoirs des moines aux magiques incantations, des suppressions radicales pour le surcroît des sens, du sexe animal jusqu’aux plus violentes ascèses, une chose est certaine : je ne savais rien du bouddhisme des bouddhistes. Je doute que cela soit jamais à notre portée : le renversement quasiment total qu’une telle prise en compte demanderait nous rendrait, aux yeux des nôtres, au mieux, si étranges qu’ils nous condamneraient sans procès.

Ce livre est accessible, fourni, dérangeant, relativement bref, bien écrit et ce qu’il dévoile débute (ou consolide) un dialogue fécond avec d’intensément bouleversantes conceptions cosmogoniques et philosophiques. Merci aux éditions du Cerf qui me l’ont gracieusement envoyé.

Extraits :

« Ce courant d’idées centré sur l’expérience individuelle, que l’on nomme aujourd’hui « spiritualité », fut repris et habillé de références japonaises par Suzuki. L’image que ce dernier offrit du zen était jusque-là parfaitement inconnue au Japon et ne fut pas reconnue par les autorités religieuses du pays. Le zen présenté aux Occidentaux depuis près d’un siècle n’est ainsi rien d’autre qu’une hérésie d’origine protestante, faussement japonaise et vraiment américaine.
D’autres part, en plus de l’insistance inédite sur l’expérience mystique, les dirigeants des écoles zen japonaises se sont mis à faire la promotion du « monastère de formation » zen (sôdô), sur le modèle des séminaires chrétiens. Le sôdô, avec sa structure sociale hiérarchique et sa discipline communautaire rigoureuse, devait être un modèle digne d’émulation dans les écoles, l’industrie et l’armée japonaise. Le zazen devait permettre aux enseignants, aux dirigeants politiques, aux chefs d’entreprise et aux militaires de développer la force de caractère nécessaire au développement de la nation. Ce lien entre zen, méditation assise, culte du chef et défense de la nation fut remarqué dans les années 1930 par plusieurs membres du parti nazi, qui firent l’éloge de la religion zen, cette « religion du sacrifice au service de la nation » et tâchèrent de s’en inspirer pour leur propre doctrine. […] Le bouddhisme, pour être moderne, devait servir la cause nationaliste. »

*

« La magie fait partie intégrante du bouddhisme, à un point tel que l’on peut même se demander si, fondamentalement, le bouddhisme n’est pas réductible à la magie. Notre difficulté à comprendre cet alliage de la magie et de la religion vient de notre histoire. Dans l’Occident chrétien et postchrétien, les catégories de « religion » et de « magie » s’opposent. La religion enseigne que l’homme n’a pas de pouvoir absolu sur le monde et qu’il lui faut accepter ses limites. Il ne peut obtenir son salut par lui-même et doit au contraire s’en remettre à un Dieu sauveur. […] En ce sens, la prière est à l’opposé du sortilège. »

*

« Pour les bouddhistes, un ensemble ne peut exister : il n’y a que des assemblages, c’est-à-dire une sorte de bric-à-brac donnant une fausse apparence d’unité. Qu’un ensemble puisse constituer une réalité dotée d’une personnalité unique est pour eux inconcevable. S’il se trouve plusieurs éléments dans une chose ou dans un être, c’est nécessairement que l’être ou la chose en question n’existent pas. Un ensemble, un tout, un corps par hypothèse n’existent pas : c’est l’un des dogmes fondamentaux du bouddhisme. »

*

« Se concentrer intensément sur un point conduit à un tel état d’absorption que le méditant ne distingue plus entre lui-même et l’objet. Il se fond dans l’objet, sans pour autant se transformer en cet objet. Il n’est ni l’un ni l’autre. C’est ainsi qu’il commence à entrer dans l’éveil — ou, plus prosaïquement quelquefois, dans la schizophrénie. Car c’est bien la perte du contact avec la réalité qui est entretenue par ces méditations. Ensuite, le moine peut commencer à méditer sur l’abject. Le charnier à contempler peut être extérieur ou intérieur. S’il est extérieur, il conviendra de résider aussi longtemps que possible dans un charnier et de contempler, avec le détachement rendu possible par la « concentration sur un point », des cadavres parvenus à différents degrés de décomposition.»

 

Marion Dapsance, Le bouddhisme des bouddhistes, La véritable religion des Asiatiques, Éditions du Cerf, 2024, 186 pages.

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