J’avais oublié la brume, ce matin Orléans disparaît. Je descends tôt vers la Loire, à travers les ruelles aux pierres blanches qu’on devine douces, qu’on ne touche pas encore. Depuis que je sais marcher, à nouveau, que je ne me perds plus, j’avale les artères et les petites veines, les ponts, les squares et les embranchements. Près de l’eau, je pense à la rivière d’Ophélie et de Virginia Woolf. Elles suivirent les rivières. Cette eau devant moi est plus qu’une rivière, je le sais bien, et ses tourbillons mêlés de tourbe la rendent taupe, vaguement menaçante alors qu’elle gifle les pieds du pont comme une mère, usée, oublie sa tempérance. Un courant puissant se joue d’un oiseau que je ne reconnais pas, long, noir, qui plonge contre lui et ressort de l’onde après d’interminables minutes où je retiens mon souffle. Il ne fait pas froid, mais il fait blanc, et je sens mon œil s’éclaircir devant cet espace sauvage collé aux ruelles, tandis que me parviennent de nouvelles odeurs qui racontent l’herbe grasse, la chasse, le feu, l’errance et le siège. Je laisse la ville dans mon dos et passe la rive. Sur mes pieds, je supporte.
Ainsi, je suis arrivée au Centre. Comme un cœur inaudible dont je peine à croire qu’il fonctionne, je frappe chaque rue que je trouve de mes pas, j’intègre son sens, ses gens, ses mœurs. Lentement, je commence à le sentir vibrer autour de moi, répondre à ma demande : qu’il me recueille et me protège, qu’il ait pitié de moi. Je le servirai en retour.
Hier soir j’ai vu un bien étrange et mélancolique documentaire se tenant en Finlande, à propos du « projet Onkalo » : Into Eternity, la cachette nucléaire, de Michaël Madsen (2010). Un poème contemplatif sur nos déchets nucléaires. La plus belle réflexion à laquelle j’ai eu l’honneur d’assister à ce jour sur notre legs commun, et notre disparition.
« Onkalo », « la cave » en finnois, située à Eurajoki, sera la chambre funéraire de notre feu prométhéen, celui qui ne peut s’éteindre et porte en son centre et pour nous tous la malédiction de tout consumer dans des temps autrement plus inconcevables que ceux, infimes, où il aura servi à nous fournir l’énergie de vivre ensemble. Elle ne devra pas être ouverte avant 100 000 ans. C’est la triste durée de vie d’un déchet nucléaire, et le regard des hommes en charge de construire cette cave ainsi que son mythe à venir est délayé, épuisé, terrifié par ce qu’il a vu et ce qu’il doit « se souvenir pour toujours d’oublier ». Un tunnel expérimental menant à cette cave, commencé en 1994 dans un site géologique jugé le plus stable pour les milliers d’années à venir, et dont on estime son achèvement en 2100 à plus de 400 mètres sous la surface de la terre, devra être à cette date scellé hermétiquement et avec lui les milliers de tonnes de déchets nucléaires produits par la Finlande.
Le parti pris du film est simple. Sa simplicité vertigineuse. Comment faire confiance aux générations futures pour ne pas ouvrir ce tunnel ? Comment s’assurer que nous saurons, dans 100 000 ans, qui peuplera la Finlande et comment les avertir du danger de cette funeste cave ? Les débats tournent autour de la conception ou non d’un « marker », pour prévenir de l’existence du site, rune moderne gravée dans autant de langues qu’on en trouvera en 2100 accompagnées de dessins dont il faudra postuler qu’ils auront toujours un sens commun.
Notre pierre de Rosette, dans 5000, 15 000, 75 000 ans, c’est-à-dire en des temps où le site sera toujours radioactif et hautement mortel, dira à celui qui l’aura déchiffrée, tout heureux de cette formidable découverte : « Fuyez, danger mortel, nous vous avons transmis la mort pure, un fléau que vous aurez peine à comprendre, invisible, va vous ronger si vous vous avancez plus loin. »
Mais comme le fait remarquer un partisan du silence et de l’oubli : « Il y avait une pierre rune très ancienne en Norvège, posée à l’envers. Il y était inscrit qu’aucun homme ignorant ce qu’il faisait ne devait la retourner. Les archéologues ont ignoré cet avertissement. L’homme est trop curieux, comment envisager qu’il tiendra compte, s’il arrive à les lire, de nos avertissements ? Il ne faut pas les avertir de l’existence de ce site, et il ne sera jamais découvert.»
Ce qui est particulièrement difficile à envisager finalement, en dehors du fait que la seule certitude que nous ayons de laisser quelque chose de l’humanité depuis ses commencements jusque dans 100 000 ans réside dans ces déchets nucléaires, c’est que nous disparaissons. Nous nous apprêtons à disparaître. Tout ce documentaire est un testament qui tente de mettre un peu d’ordre dans les dettes à répartir entre la descendance encore ignorante de l’enveloppe maudite qu’un notaire cruel ouvrira devant eux. Mais nous disparaîtrons, et bien vite, encore. « Les conditions au sol sont trop instables, il faut se dépêcher d’enterrer ces déchets avant les guerres, les dépressions, les cataclysmes. Nous ne pouvons les envoyer dans l’espace, si la fusée explosait au décollage ? Sans compter les coûts pharamineux. » Un scientifique, agité de tics et déjà lui-même enfoui sous terre explique tristement que la pénurie d’uranium n’est qu’une question de dizaines d’années et que la conséquence de 100 ou 200 ans d’énergie paraît bien lourde en comparaison des bénéfices produits.
Et il ne s’agit ici que de la Finlande. Partout dans le monde, de gigantesques tunnels devront aller miner la Terre de ces incalculables caves à secrets mortels. Ecrirons-nous déjà le mythe de ces profondeurs infernales ? Qui, pour le transmettre ? Michaël Madsen craque une allumette dans le noir et nous raconte lui-même cette fable amère :
« Quand la chambre funéraire fut terminée, l’Homme a enterré son nouveau feu et a essayé de l’oublier, car seul l’oubli le libèrerait. Mais il a commencé à craindre que ses enfants trouvent la chambre funéraire et réveillent le feu. Alors il a prié ses enfants de dire à leurs enfants et aux enfants de leurs enfants de se souvenir pour toujours d’oublier la chambre funéraire. De se souvenir pour toujours d’oublier. »
Tel est effectivement le devenir de l’homme.
Pourtant, loin de la chanson des glaces de Finlande, la chanson du feu du désert loue un nouveau trône érigé sur le monde : Masdar se hisse, Masdar l’avenir, celle qui refuse de nous dire au-revoir, nie notre effacement collectif en proposant pourtant un tombeau autrement nucléaire, au-delà de la mégalopole : la protopole si bien nommée par Mathieu Terence, qui a déjà réfléchi au long de plusieurs livres sur la notion actuelle de Technosmose – fusion irréversible entre la technologie et le vivant. La protopole, cette nouvelle Ville à thème, destinée à se dupliquer, uniforme et gigantesque, pour avaler les identités individuelles déjà désuètes, non plus si nucléaire qu’archaïquement métastase. J’ai lu son court livre en une journée de pluie, ici à Orléans, mini-protopole médiévale dira-t-on dans quelques années, lorsqu’on ne se rappellera pas d’avoir oublié le passé qui l’a, jusqu’à preuve du contraire, lentement érigée puis conservée. Lu avant de voir l’ « onkalo » d’Into Eternity. Un hasard, qui n’en est jamais un, relie les deux rives de ces sites que tout semble opposer.
Masdar, La mue du monde, c’est une réflexion poétique sur l’urbanisme de demain, sur ces futures villes affolées de devenir vertes au milieu du désert : « chance à celui qui contient une oasis », dit l’auteur, pour détourner la sentence de Zarathoustra. Masdar et sa « responsable carbone », qui qualifie de technophobe quiconque oserait préciser qu’un panneau solaire est construit grâce à des énergies non-propres, Masdar qu’on arpente en 4×4 et qu’on espère la plus écologique qui soit, la plus sécurisée, la plus « pensée ». Il y existe, ce qui fait rire Terence, des « immeubles intelligents ». Une ville dans laquelle nous serons enfermés, et scellés à tout jamais, parmi des canaux de circulation qui empêcheront la possibilité même de flâner ou se perdre. Avec l’argent du pétrole, puisque tout est toujours question d’énergie, on fait croître l’oasis. On s’en persuade et s’en félicite, tout du moins. Quel « marker » à l’entrée du désert pourra bien nous avertir de cette créature symbole de « renouveau » dont on serait en droit d’imaginer l’abandon soudain du chantier, relégué lui-même alors qu’inachevé, à tel autre déchet honteux dont on se sait que faire? Dans quelle langue, accompagnée de quel dessin ? Peut-être ce poème, improvisé par Terence, en guise de ligne de fuite :
« C’est tout un
De laver les mots dans leur possible
De les faire briller d’un or en soleil massif
D’accorder l’être à l’été
Les millénaires d’hiver au midi du verger
D’aimer en haut de soi
De penser de ton corps le baiser embrassé
C’est tout un
C’est ne pas se laisser faire par le monde. »
Disparaître. C’est enfin, et d’abord, le nom du premier roman d’Étienne Ruhaud, lui aussi d’abord poète avant de tendre sans effets – et dans les pas de son « maître » Thierry Jonquet qu’il m’aura fait découvrir – un miroir bien incommode à notre temps, par le biais de cette fable réaliste, donc grise bien plus que noire.
Renaud vit d’un emploi précaire à La Poste, et loge à Nanterre. Il a une petite amie qui baragouine à peine le français et des parents dans le Limousin, simples et aimants. Renaud perd son emploi, et sa prise sur le monde. Passivité, dépression, fierté, ennui, anesthésie, honte, lâcheté, ou réelle volonté inconsciente (oxymore d’une nuance qui fera crier « Malheur !», encore, à Nietzsche) de ne plus se laisser faire par le monde ? Renaud perd pied, et sort de la Cité. Son père, dans une construction parallèle et elle-même scellée, le recherche, tandis qu’il disparaît.
La sobriété du récit tout autant que sa concision, trait commun des trois œuvres sur lesquelles j’appuie aujourd’hui mon journal, provoque une émotion rare : nous assistons impuissants à la disparition d’un homme extraordinaire, dirait la chanson d’autres innocents.
D’un homme anagramme de son auteur, qui se rêvait auteur et finit dans une construction en chantier, par s’endormir pour 100 000 ans, savamment dissimulé et sans marker pour qu’on ne puisse jamais l’identifier.
Étienne, je n’ai pas lu son roman par hasard : nos parents se connaissent depuis toujours, et nous avons été dans la même école, le même collège, le même lycée. Visibles l’un à l’autre sans jamais se connaître. Puis de longues années disparus, tout en sachant par bribes familiales ce que l’on « devenait ». Un jour revenus, par les réseaux, et puis l’annonce de ce roman, l’été dernier. Étienne qui ne m’en voudra pas de dire que son métier, sa discrétion et son tempérament l’auraient tout à fait condamné à disparaître comme Renaud, en d’autres temps d’autres mœurs, s’il n’avait reçu en partage le don de la littérature. Par cet étonnant choix de thème pour débuter sur le papier, il s’assure avec la modestie d’un talent véritable qui n’a besoin de personne pour irradier sous la terre, un couloir ingénieux dont l’entrée et la sortie sont délicats à différencier. L’avenir proche, celui-ci, nous dira vers laquelle il se dirigeait, en prophétisant tout en contrant le sort de sa disparition. Il aura en tout cas réussi le « marker » de Nanterre et de la capitale attenante depuis, celui que j’ai déchiffré au fond de mon ventre depuis mon arrivée il y a cinq ans et dont j’ai enfin écouté l’avertissement au lieu de m’entêter à survivre à sa malédiction :
« Parfois, je me demande si ce n’est pas simplement la ville, le décor urbain, qui me stresse. Je ne m’y suis jamais habitué. Le soir, une angoisse sourde étreint les rues. Au loin, les tours s’éteignent, brillent de quelques fenêtres isolées, tel des hublots. Les centres commerciaux se vident. Les derniers passants se hâtent en direction du RER, envoient d’ultimes signaux depuis leur portable, puis disparaissent sous terre. L’obscurité reprend ses droits. Penché à la vitre, en haut de la cité verticale, vous regardez le mouvement mourir, les nuits d’insomnie. Et déjà vous regrettez la foule, l’agitation des couloirs du métro, les bruits de la ville, les rayons de l’hypermarché, les dialogues, l’irritation des mobiles dans les gares. Ensemble agressif, pourtant rassurant. Au loin, le périphérique s’allume d’une file continue de voitures. Les articulations de la cité grincent. Le béton barre la rue. Enferme. Les lampadaires aveuglent. Le ciel électrique se brouille. Le verre crie. Le froid envahit votre corps. Vous êtes seul. »
J’ai lu son roman quelques semaines seulement avant de quitter la Ville, sans cause à effet dont je ne sois au courant. Je suis pourtant partie à Orléans, pour ne pas disparaître. C’est du moins ce que je croyais.
Le vrai voyage ne serait-il pas plutôt, plus que jamais, celui dans lequel on disparaît, justement ? Quelque chose nous échange, là-bas car il n’y a plus d’Ailleurs, et nous revenons en nous regardant revenir sans bouger du lieu où on nous a échangés, conscients d’être à nouveau divisés. A la fin d’une vie de vrais voyages, nous avons disparu en une multitude de fractions de revenus sans nous. Nous avons infusé le monde de ce feu qui ne s’éteindra pas. Tenté de laisser pour certains des « markers », qui implorent à l’avenir de ne pas oublier de se rappeler qu’on disparaît.
Mais pour l’heure, dans la brume orléanaise, je me livre à un autre exercice d’effacement : j’attends.
[Traduction libre des chansons The Waiter #1, #2, #3, #4 et #5 de Black Heart Procession ]
Dans une cabine dehors, où il fait froid
Il y a un serveur, il sert le temps
Il se souvient qu’elle avait dit
« Je serai là, oui je serai là
Un jour où la neige fondra »
Alors il reste à regarder tomber la neige
Avec dans sa main une montre sur un plateau
Il se souvient qu’elle avait dit
« Je serai là, oui je serai là
Chaque nuit que tes yeux rêveront
Rêve, rêve, mon solitaire. »
A ce point de l’hiver, le serveur n’avait pas grand-chose à dire
Il pouvait entendre la montre mais ne trouvait pas son chemin.
Si je suis si loin de ton cœur, pourquoi est-ce que je l’entends battre ?
Et le temps ne nous attendra pas.
C’est toi et c’est moi
Personne ne comprend
Ce que je suis devenu
Alors que la mémoire s’évanouit
Tu m’as laissé il y a des années
Où le ciel et la neige sont devenus rouges
C’est toi et c’est moi
Personne ne comprend
C’est pour cela que j’ai attendu
Pour reconstituer une voix particulière
L’été est la guérison de l’hiver
Quelque part à travers les années
J’ai remplacé une certaine douleur
Et l’été est la guérison de l’hiver
Pourtant je demeure.