« Il faut que l’amant de la libre nature ait un goût d’une rare délicatesse pour qu’il puisse toucher à la terre sans en détruire la grâce, ou même en lui donnant une plus grande harmonie de lignes et de couleurs. »

Il n’y a qu’à regarder dans son œil capturé par Nadar pour se sentir immédiatement happé par la clarté de son point de vue d’aigle : si Élisée Reclus n’est pas poète, il s’en fallut de peu. Si la poésie de son texte n’est pas verticale ni foudroyante comme celle d’un Juarroz, telle l’est sa perception des « civilisés » de 1866, et de leurs récentes lubies « naturelles ».

1866, et déjà, dans cet essai qui plaide pour une meilleure prise de conscience de leur environnement par les hommes, il voyait tout. Au moment où John Muir, l’arpenteur américain des solitudes parquées se moquaient de ses concitoyens « faisant » Yellowstone depuis les fenêtres de leur train, tout ébaubis d’en faire le rapport dans leur villes infectées, Élisée Reclus, géographe, bientôt militant anarchiste, s’interroge sur le mouvement récent des Européens vers l’alpinisme de loisir, à la découverte des monts et des altitudes sauvages. Convaincu, comme Muir, que c’est par un contact régulier avec ces forces magistrales que la sensibilité du « Français pris en masse » parviendra à la maturité nécessaire pour en assurer une protection digne, il n’évite pas de modérer son optimisme par la constatation d’un réel qui, pour l’heure, se satisfait bien mieux d’une « nature tirée au cordeau », à l’idylle romaine, géométrique et humanisée, « cultivée », que des célébrations douteuses d’un monde sauvage qui ne montre aucune pitié.
Il faudra attendre la charge d’un Gary Snyder, cent ans plus tard, dans La Pratique sauvage, pour relire cette distinction très nette entre « nature » et « sauvage », et comprendre dans quels pas nous nous mettons lorsque nous nous piquons de protéger, aimer, célébrer tout ce qui se trouve « Dehors ».

Nombreuses et profondes sont les raisons mises à jour par Élisée Reclus pour expliquer notre infirmité française (par rapport, par exemple, aux peuples du Nord ou à nos simples voisins Allemands) à envisager, et supporter le contact d’une Nature grandiose et intouchée : il nous semble impossible de la tolérer si elle n’a pas d’abord été savamment matée, ou, au moins, ornée ici d’un moulin, là d’une haie plantée par nos soins. Rejoignant plus que nous ne le pensons la conception de la nature pratiquement maladive des Chinois et des Japonais, qu’on penserait ligués contre le sauvage tant il leur fait horreur, et pour lesquels les multiples célébrations du vivant n’ont d’égales que les ingéniosités sadiques avec lesquelles ils trouvent à façonner leurs jardins, leurs parcs, à leur idéal de joliesse, de miniaturisation ou encore d’ornement pur et simple, nous n’en sommes qu’à peine conscients.

Ainsi Reclus de prendre l’exemple de l’agriculteur qui, souhaitant parvenir à un meilleur rapport avec cette Nature qui le nourrit, en vient à déclencher lui-même les maux qui la rendront gaste.

Parmi ces raisons, il propose encore le silence des écrivains, humanisme oblige :

« Pendant des siècles, les écrivains français se sont complètement abstenus de célébrer autre chose que l’homme et la société, ou bien, quand ils ont parlé de la nature, ce n’était que pour chanter « les frais, ombrages, les prés fleuris, les moissons jaunissantes. » Encore était-ce en général par suite de quelque réminiscence classique, et sans doute ils n’auraient pas osé chanter la nature, si Virgile ne l’avait pas célébrée avant eux. »

Autre constatation plus pittoresque, mais qui ne manque pas de trouver des échos jusqu’à nos jours : Élisée Reclus mentionne une mode chez les jeunes gens de son temps, importée d’Angleterre : la confrontation « musculaire » avec le monde sauvage comme épreuve virile par excellence, avec la boxe, le développement de ses muscles, et la chasse. Un fantasme de néo-chevaliers, la chevalerie en moins, en somme.

« La force brutale, considérée isolément comme une espèce d’idéal religieux, a même trouvé récemment parmi les écrivains, les philosophes et les théologiens anglais, de si fervents apôtres que l’ironie publique a donné à leur doctrine le nom de christianisme musculaire. »

Toujours pas, ou peu de délicatesse, mais un accès qui sera toujours bon à prendre…

Ce ne sont ici, de ma part, que relevés de poissons étonnants, ou familiers, dans la rivière vive d’un texte relativement court, mais regorgeant de belles prises aussitôt relâchées.

Il ne faudrait pas croire, à cette lecture, que cet essai inclassable d’un scientifique à la recherche du « sentiment »  que partageraient ou non avec lui ses semblables soit uniquement ironique ou à charge. Ce serait manquer d’entendre avec quelle volupté Élisée Reclus sait transmettre la grâce qui l’a touchée dans ses propres ascensions, rappelée dans la frissonnante préface d’Annie Le Brun.

Rapporteur de nos étranges manies comme des sentiers battus ou obscurs que chacun emprunte lorsqu’il sort des villes, le géographe cartographie les balbutiements de citadins saignés de toute force vitale par la concentration dans leurs cités putrides, ou des ruraux peinant à comprendre comment utiliser la terre sans la profaner, tous aussi hostiles envers le sauvage qu’attirés par la nature. Il s’harmonise avec l’appel d’une nouvelle appellation de ce récent souci des splendeurs de la Terre et de l’évolution de celles-ci, née l’année même de cet essai : l’écologie.

Un texte désormais classique, diablement bénéfique pour quiconque voudra bien dépasser les horizons appauvris d’une doctrine politique inefficace, criblée de faux amis, et éteindre en lui, directement, les contre-feux qui l’empêchent de respecter la beauté inhumaine, stridente et supérieure de ce qui nous contient, signe discret mais têtu d’insoumission à la société du servile et du laid.

 

Elisée Reclus, Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes [1866], préface d’Annie Le Brun, Éditions Bartillat, 2019, réédition 2024, 114 pages.

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