« Je suis un de ces êtres heureux qui échappent à toute vocation. »
Sous l’arbre du parc De Waal, personne ne remarque Michael K, jardinier municipal, flanqué de sa brouette et de son bec-de-lièvre. Le visage ébréché par la malnutrition de sa mère, il sort de son ventre et apprend à se taire pendant qu’elle travaille aux ménages d’un couple de retraité du Cap en moins d’une demi-page qui donne le ton d’un roman condensé, ramassé autour d’un homme de rien.
La guerre vient d’éclater – c’est l’apartheid du tout début des années 1980, et Michael K., resté auprès de sa mère vieillissante et malade, doit prendre une décision, alors qu’il n’en a jamais prises de sa vie. Il faut quitter le terrain apocalyptique que devient son quartier ravagé par les émeutes et le mauvais temps et filer vers les contrées rurales de Prince Albert dans l’espoir de retrouver la ferme de l’enfance de sa mère, où elle souhaiterait s’éteindre. Commence une marche éprouvante et encatastrophée de complications, de violences subies, de destins arrachés et de reliefs hostiles. Michael K avance, sourd au monde, incapable de comprendre le conflit qui l’entoure, porté par une détermination à n’être rien ni personne, à ne pas pouvoir se penser, ne pas même essayer.
« Il ne se voyait pas comme un corps pesant qui laissait des traces derrière lui ; dans la mesure où il avait une image de lui-même, c’était celle d’une poussière à la surface d’une terre trop profondément endormie pour remarquer le grattement des pattes de fourmi, le grincement des dents de papillon, l’effritement des mottes. »
Rapidement seul et endeuillé, il poursuit sa quête folle, il ira tout de même, il trouvera le village et le muret, et les poules, et les voisins, il avance et rencontre les camps de réfugiés, le travail forcé, les ruines de maisons abandonnées à la hâte, les grottes forestières, il se décharne mais il survit, il ne peut pas se détruire. Dépouillé, dégraissé, déserteur sans le savoir, il s’isole et sourit, se raccroche à ses courges qu’il tente de faire pousser, à l’eau qu’il lui faut acheminer, aux chèvres qu’il ne sait pas tuer. Il envisage de rejoindre une milice, n’importe laquelle, simplement pour se rendre utile.
« Pourtant, au moment même où il se pencha pour vérifier que ses lacets étaient noués, K sut qu’il ne sortirait pas de son trou, qu’il ne franchirait pas la frontière entre l’obscurité et la lueur du feu pour se faire connaître. Il sut même pourquoi : parce que assez, d’hommes étaient partis à la guerre en affirmant que le temps du jardinage viendrait une fois la guerre finie ; alors, il fallait que des hommes restent en arrière pour maintenir en vie le jardinage, ou au moins l’idée de jardinage ; parce qu’une fois que ce cordon serait coupé, la terre durcirait et délaisserait ses enfants. Telle est la raison.
Entre cette raison et le fait qu’il n’allait pas se faire connaître, il restait cependant un fossé plus large que la distance qui le séparait du feu de bois. Toujours, quand il tenta de s’expliquer devant lui-même, il subsista un fossé, un trou, une obscurité devant quoi son entendement se cabrait, qu’il était inutile de chercher à combler avec des mots. Les mots étaient engloutis, le fossé restait. Son histoire fut toujours une histoire trouée ; pas la bonne histoire, jamais la bonne histoire. »
Il ne fera rien. Au bout de très denses cent soixante pages où le tumulte se devine derrière cet homme qui se creuse contre la folie ambiante afin de n’y plus opposer la moindre force, de n’y plus imprimer la moindre trace, la narration soudain bascule. K vient d’être repéré par des militaires et emmené dans un camp de repos où un infirmier plus sensible que les autres, enfin, le voit.
« Pas de papiers, pas d’argent ; pas de famille, pas d’amis ; aucun sens de ta propre identité. Le plus obscur des obscurs ; obscur à un point qui fait de toi un prodige. »
Ces cinquante pages regorgent d’une ferveur et d’une émotion fluides, largement construites en un dialogue où l’infirmier défend auprès de son chef la valeur apparemment invisible de ce recueilli qui refuse de manger, de parler, d’expliquer. Il conserve contre lui son unique possession : des graines de potiron dans son sac en papier, serrées comme un trésor qu’il ne faut pas lui enlever.
Et la magie de Coetzee le parolier en jaillit d’autant plus fraîche et vive que notre K sur son chemin de croix s’effritait insupportablement, s’enfonçait sans lumière apparente, se terminait sans qu’on n’y puisse rien, dans une indifférence que seule la mort s’apprêtait à secouer.
Puis, pour une poignée de dernières pages où nous reprenons la marche avec K, sans apprêt se dessine un final dans un mince filet. Le souffle court d’avoir marché derrière un homme-prodige le long d’une si rude avenue, il faut maintenant réaliser la vie en ses ruades sèches et sans pourquoi que vient de parvenir, une nouvelle fois, à célébrer J.M. Coetzee. Et remercier.
J.M. Coetzee, Michael K, sa vie, son temps [1983], traduit par Sophie Mayoux, Editions du Seuil, 1985 (Editions Points, 2023 avec une préface certes inédite mais inutile et mal écrite de Caryl Férey), 230 pages.