« Écrire peut être une source de force. »
« La guerre ne vous laisse pas le loisir d’étudier, et pas la moindre chance de vous adapter.[…] Le seul fait de rester en vie est en soi une victoire. »
Au Tibet, comme dans d’autres régions bouddhistes ou zoroastriennes, les peuples nomades comme les moines peuvent choisir plusieurs types de funérailles sauvages, les plus spectaculaires d’entre elles portant le doux nom de « célestes » ou « dispersion par les oiseaux ». Jeune fille, la journaliste chinoise Xinran avait entendu l’évocation de ce rite sans bien en comprendre la portée : il y était question de cadavre démembré et donné à manger aux vautours sur la montagne sacrée.
Bien des années plus tard, dans les années 1990, alors qu’elle s’est consacrée à la condition des femmes de son pays dont elle recueille la parole dans son émission de radio à Pékin (il en sera tiré le livre Chinoises traduit chez Picquier), Xinran entend parler d’une autre Chinoise dont la trajectoire incroyable vaudrait apparemment d’être recueillie. Curieuse, la journaliste tente de la rencontrer et y parvient. Shu Wen, femme mûre drapée dans sa robe-valise tibétaine, visage buriné et regard au lointain, entreprend de lui raconter l’histoire d’un amour fou poursuivi trente ans durant sur les hauts plateaux du Tibet, impitoyable Dehors inhabité, ou presque. Mais elle disparaît à nouveau, avant d’avoir livré tous ses secrets : ce récit est autant le recueil de ses souvenirs que la quête de réponses complémentaires qui s’ouvrira pour Xinran pendant dix ans.
Wen n’a pas trente ans alors que son jeune mari (ils viennent tout juste de convoler), Kejun, médecin chinois, se porte volontaire pour accompagner les troupes de Libération chinoise au Tibet : nous sommes à l’orée des années 1960 et la situation est explosive entre ces voisins si différents. L’idéologie humaniste qui envoie des jeunes volontaires affronter le mal des montagnes se heurte à la panique des Tibétains devant les forces armées chinoises et leurs maladresses, et/ou exactions. Les massacres ne tardent pas. Les voies de communication, très mauvaises, privent beaucoup de foyers d’informations sur le sort qui a frappé nombre des leurs.
À peine quelques semaines après le départ de celui qu’elle aime plus que tout, à qui elle a dédié sa vie, Wen reçoit un courrier administratif mentionnant « un incident » ayant conduit à la mort de son mari. Elle refuse d’y croire et contre l’avis général, s’engage à son tour (elle est elle-même médecin et parvient donc à se faire rapidement enrôler et accepter). En quelques jours, elle quitte tout pour rejoindre un pays dont elle ne connait rien, et surtout pas la langue. Son espoir est de se hisser jusqu’au dernier campement connu de Kejun et d’obtenir toutes les informations qu’elle pourra afin de le retrouver : elle l’imagine perdu dans les immensités d’un espace hostile qu’il ne maîtrise pas, et sent qu’il a besoin de son aide.
Dès l’acheminement de son convoi depuis la gare jusqu’au poste montagneux qu’elle doit gagner avec les soldats, les attaques commencent. Séparée très tôt de sa faction rapidement décimée, elle est recueillie in extremis par une famille de nomades qui la soigne, la réconforte et l’adopte. Incapable de mettre à réalisation ses plans, elle patiente, observe, apprend à vivre dehors, avec presque rien. Elle ne parle pas, ne comprend pas leur langue, peine à se rendre utile tant le quotidien est rude. Le temps s’envole. Combien d’années vit-elle ainsi, intégralement retranchée du monde ?
Pour ne pas perdre complètement pied, elle grave des idéogrammes rapides avec une pierre colorée sur les pages d’un livre que son père lui a glissé dans le sac à son départ. Un nouveau livre se réécrit alors sur l’ancien. Au fil de plusieurs retournements et péripéties qu’il ne m’appartient pas de dévoiler, transfigurée par l’hospitalité sans réserve de sa nouvelle tribu mais sans avoir jamais renoncé à son amour chinois, Shu Wen finira enfin par réussir à descendre de la montagne sacrée, vingt ans plus tard, et par rencontrer celui qui lui donnera les réponses attendues. Si le destin de Wen est à lui-seul à couper le souffle, celui de Kejun, que l’on découvrira par bribes aussi ardent que celui de sa femme, n’est pas moins obligeant de noblesse.
« L’amour a toujours été un parti minoritaire », affirme James Baldwin : c’est par sa force, admise et administrée par de rares oiseaux de feu, que la vie est possible pour tous les autres. Pour ne pas dévoiler une fin qui nous fait galoper bride abattue dans cette lecture sans oser descendre de la monture, tant ce récit nous tient aussi captifs que les protagonistes, rappelons ceci :
Un conte bouddhiste célèbre raconte le sacrifice d’un éveillé : témoin d’une tigresse mourant de faim et sur le point de dévorer ses propres petits, il s’offre en pâture afin de les sauver. Il devient un saint. Que lui valait, après tout, une vie sauve dans laquelle il aurait assisté sans tenter tout ce qui était en son pouvoir, à la dévoration entre eux des membres d’une même famille ?
Récit d’un deuil qui ne se fera pas, car l’amour ne s’éteint pas, Funérailles célestes est aussi déchirant que définitif, radical que purifiant. Pourquoi avons-nous oublié, aujourd’hui, de partir rechercher nos morts ? Pourquoi ne dévouons-nous pas nos existences, lorsqu’une absence trop vive creuse en nous la révolte, à honorer ce vide, à lui garder intacte sa place, plutôt que de chercher à le combler ? Pourtant, il n’est jamais trop tard pour embrasser le temps dilaté de l’absolu.
Xinran, Funérailles célestes [2004], traduit de l’anglais par Maïa Bhârathî, Editions Picquier poche, 2012, 220 pages. Acheté d’occasion.