Don’t give a damn while I laugh at myself
don’t give a damn to the words of a whore
It’s seven years I hate you
« Les femmes aiment la guerre car elles n’y meurent jamais. » Un homme.
Il y manque les odeurs, la mort imprégnant les textiles, et l’impossibilité de chasser l’humidité lourde, humiliante. Jamais secs, jamais propres, la boue et les poudres, la cendre, le napalm, la sueur, les sécrétions. La pourriture de la jungle, doucereuse, l’impossibilité de chasser la terreur de sous les tentes, l’herbe et l’alcool froids.
Il n’y manque que l’odeur.
Dispatches [1] est un putain de chef d’œuvre.
« Au début, nous avons cru qu’il était mort, piégé sur la piste, mais il avait une couleur si terrifiante que ce n’était pas cela. Les morts eux-mêmes gardent une sorte de lumière horrible qui met du temps à s’éloigner, à disparaître peu à peu dans la peau, qui met longtemps à s’éteindre complètement, alors que ce gosse n’avait plus aucune couleur nulle part. C’était incroyable qu’une chose aussi blanche et inerte soit encore vivante. »
Alors que Arkhan-Iourt d’Arkadi Babtchenko [2], relatant les combats russo-tchéchènes de 1998 échoue, à mon humble avis, à formuler le pire, cherchant dans des fulgurances salvatrices un envol proche de son grand modèle Erich Maria Remarque [3], Michaël Herr ouvre simplement la vanne. Rien ne semble écrit, mais sa force d’évocation jaillit insubmersible, impossible à tarir. Babtchenko est un improbable auteur perdu entre les bombes, et si sa plume – superbe au demeurant bien qu’un peu trop répétitive – s’emballe sous les battements de la peur qui revient au galop une fois le pire évité, je ne mettrais pas ma main à couper que son témoignage perdure très longtemps. C’est tout le malaise soulevé par cette froide lecture : les conceptions sont claires, bien entendu insoutenables pour qui n’a pas déjà goûté à la prose des revenus du front, le respect pour ces hommes et pour celui qui narre s’installe évidemment, en même temps que se vide notre attention compulsive sous le ressac d’images qui n’en finissent plus de surabonder dans l’horreur, que s’efface doucement la compassion, et puis décrochage, nous n’y sommes simplement plus. Nous avons quitté Arkhan-Iourt, comme son narrateur dont on saisit trop bien le repli nécessaire. Babtchenko désire vivre, et vivre pour écrire. Son amour sincère pour la prose le maintient, oui, le sauve probablement, lorsque tapi dans le froid inhumain il attend de voir revenir ses forces nimbées d’une aura émouvante. Mais Babtchenko ne veut pas véritablement qu’on le suive, il ne veut pas lui-même y retourner. Il produit donc ce récit bien déconcertant, trop impeccablement écrit pour être épouvantable, un peu trop familier pour qui aura relu récemment À l’Ouest rien de nouveau. Pourtant, pour donner quelques cours de style à un genre mal-aimé, et proposer des éclats de grâce véritable sous une forme méconnue de dentelle sur canons, de poésie virile et d’ode à la désespérance, l’auteur gagne des galons. « Babtchenko ne se rebelle pas, ne dénonce pas, ne juge pas, ne condamne pas : il montre, et cela suffit » annonce en quatrième de couverture un Jonathan Littell qui nous avait en son temps gratifié d’un très intéressant Le Sec et l’humide, au ton étrange mais gonflé [4]. Son soldat, qu’il est tout heureux d’avoir découvert pour nous, sait écrire, oui. « Cela suffit » ? Peut-être pas.
Il y manque la fougue spectaculaire, la narration kaléidoscopique d’un Michaël Herr jamais revenu, lui, du Vietnam. Pourtant Herr, lui, ne combat pas. Il écrit. Reporter à l’Esquire en 68-69, ce war correspondent qui aime la sonorité de ces mots accolés, volontaire au grand dam d’un bon nombre de Marines qui lui souhaitent d’en crever, ouvre la vanne de sa mémoire dispersée, trouée des ravages de la peur brute, des joints de mauvaise herbe, de l’alcool à jeun sur des riffs distordus des Stones et d’Hendrix.
Bien sûr, bien entendu que la guerre est rock n’roll pour ces rednecks à peine pubères d’alors. Comme elle est parfois un wargame à joystick vibrant pour certains de nos trop jeunes soldats actuels. Bien sûr que largués dans une jungle malfaisante et n’y comprenant rien, ils vivent un trip d’une ampleur folle, incapable de descente, sans aube à gueule de bois, une fête explosive et perpétuelle, aux dangers inadmissibles, aux visages grimaçants qui passent du rire frénétique aux larmes incontrôlables.
Kubrick, son grand ami, ne s’y est pas trompé en le mandatant à la narration de Full Metal Jacket, non plus que Coppola pour Apocalypse Now. Les travelling compensés coulaient déjà dans les veines épuisées mais tendues jusqu’à l’extrême de ce reporter endiablé. Tout, dès lors, est cinéma, et comment l’éviter ? Des milliers de prolétaires nourris au biberon de mauvais films jouent sous les objectifs de reporters qui couvrent leurs faits d’armes, au plus proche de la mort sifflante et suffocante. Même le fils d’Errol Flynn, Sean Flynn, revenu de ce monde de paillettes qu’est Hollywood en est, du casting de cette superproduction live, de ce happening halluciné dans lequel il disparaîtra avec son acolyte Dana en 1970.
Les portraits de ces soldats héros d’un jour, clichés arrachés au papier, gravés sur les plaques, sont révélés à même la tumeur rouge qui se propage chez Herr, jusqu’à l’habiter tout entier, prendre possession de son hôte jusqu’au stade terminal. Et de là surgit le miracle : Michaël Herr ne compose pas, n’écrit pas, il est tout entier cette guerre, il est M. Nam, et il s’ouvre les veines sur son cahier pour ne rien nous épargner, et paradoxalement assumer totalement la douleur prégnante pitch black qui le laisse incapable de nous en dire un quart. Peu importe, dans les fissures, dans les ellipses, dans les retours et les oublis, tout se dresse incarné, possible à toucher, à ressentir. La prose viscérale dans toute sa splendeur. Le livre des casques et des KIA, des R&R et des Sépultures. Un de ces livres qui nous tuméfient et nous scarifient, nous y balancent nous aussi, avec un M-16 et une vareuse, entre les hélicos et les écoles effondrées. Un de ces livres de guerre qui n’oublie pas les hommes qui l’ont faite et subie, terrorisés, épuisés, à jamais détériorés, un de ces livres de guerre qui n’a pas besoin ou si peu de nous rappeler que toute complaisance est mal venue, qu’il n’existe aucune espèce de gloire à en sortir vivant et plus ou moins entier, mais qui doit reconnaître que oui, c’était une putain d’expérience, cette putain de mort. Un de ces livres dont on ne revient pas.
« Certaines gens trouvaient déplaisant ou dérangeant que je leur raconte, en plus du reste, combien j’avais aimé ça. Et s’ils me demandaient seulement : « Qu’est-ce que vous avez vécu là-bas ? », je ne savais non plus que dire – alors je disais que j’essayais d’écrire là-dessus et que je ne voulais pas me disperser. Mais avant de pouvoir le disperser, il fallait le repérer. Planter d’abord, creuser plus tard : l’information gravée sur la rétine, accumulée dans le cerveau, codée sur la peau et transmise par le sang, ce qu’ils voulaient dire peut-être par « l’avoir dans le sang ». Puis transmise sans arrêt sans relâche, sur des fréquences de plus en plus hautes, jusqu’à ce qu’on la reçoive enfin ou qu’on la bloque une dernière fois, l’information de la Mort de Mille Blessures, chaque entaille si précise et subtile qu’on ne les sent pas s’accumuler, simplement un matin on se lève et on a le cul qui tombe par terre. »
Références
[ 1] Titre original de Putain de mort, de Michaël Herr, nonfiction culte écrit entre 1968 et 1970, première édition française en 1980 chez Albin Michel, réédition 2010.
[2] Titre original de La Couleur de la guerre, Arkadi Babtchenko, Gallimard (coll. Du monde entier), première édition 2009.
[3] À l’Ouest rien de nouveau, Erich Maria Remarque, Stock (LGF), nouvelle édition 2009.
[4] Le sec et l’humide, Jonathan Littell, Gallimard (coll. L’Arbalète), première édition 2008.