Je ne l’avais pas vu arriver, cela n’en fut que plus savoureux : ce court essai d’un écrivain d’aventures véritablement sympathique et se cherchant un altruisme triomphant contre un dissident sylvestre que l’humain laisse de glace, n’a rien d’un hommage enfiévré.
« Il était plus facile, nous dit Emerson, non sans finesse, beaucoup plus facile à Thoreau de dire non que oui. Pourtant, nul doute que l’essence même de l’amabilité est de dire oui dès qu’on le peut. »
Stevenson [mort à 44 ans il y a 130 ans, en 1894] a lu son aîné à charge, et voudrait bien en terminer avec la fascination agacée qu’il éprouve pour lui. Mais il a de petits bras, une santé fragile et se félicite chaleureusement de ses voyages pour parvenir à se franchir, quand Thoreau [mort à 45 ans lorsque Stevenson en a 12] refuse de bouger de son acre, évite les interactions inutiles et encaisse sans broncher des attaques qui finissent, bien souvent, par abdiquer d’elles-mêmes devant l’orme immuable qui en aura à peine frémi : il faut dire que le bougre, pas loin bien sûr d’être le poseur que Stevenson lui reproche d’être devenu, est pour ainsi dire allé au-devant de tout ce qu’on pouvait lui reprocher, avec une assurance insolente, soutenue par une ascèse de vie très insultante pour les volontés faibles, qui l’aura forgé plus stable et moins encerclé que ceux qui se battent jour après jour contre des angines de poitrine et des déceptions sociales en masse.
« Son ambition était de devenir un philosophe oriental, mais il est toujours resté un Oriental très yankee. Jusque dans sa relation particulière à l’argent, son propre système d’économie, il avait toujours recours à des calculs d’une complexité tout orientale et il a fait de la pauvreté un véritable principe. Son système repose sur un ou deux idées qui, selon moi, viennent naturellement à l’esprit de tous les jeunes gens un tant soit peu sensés, avant d’en être chassées par leurs oncles des grandes villes.»
Les piques (presque sitôt reprises) de l’Ecossais envers l’Américain n’en demeurent pas moins précises et pertinentes, lorsqu’elles ne sont pas de pure mauvaise foi – et pour l’humour, c’est lui qui remporte le tournoi, Thoreau s’y refusant – ce qui est bien dommage, car Emerson et Whitman, ses modèles, ne s’en privaient jamais, et les développements outrés du pugiliste frêle, rondement menés – et traduits avec le panache qu’on connait à Thierry Gillyboeuf, sont un spectacle qui nous dispense, durant la paire d’heure qu’ils demanderont pour les lire, de nous affecter outre mesure de l’état de notre entourage propre.
« En définitive, Thoreau était froid, grossier et égocentrique. Il paraissait toujours viser un certain profit dans l’amitié, un profit moral certes, mais qui n’en restait pas moins un profit.»
Familiers de Stevenson, de Thoreau, ou d’aucun des deux, vous trouverez sans doute en cette polémique une pause valable, comme il est toujours sain de ne jamais sacraliser ni les uns ni les autres de ces écrivains dont le malheur, comme dirait encore un autre, est bien d’avoir une biographie.
Robert Louis Stevenson, Un roi barbare, essai sur H.D. Thoreau, traduit et présenté par Thierry Gillyboeuf, Editions Finitude, 2009, 80 pages.