All around us
Hangs an air of darkest doom
And it flows out my lungs
And slowly fills the room
I open up my heart
And stick my fingers in
But you will never want
What I have to give
Giles Corey, Blackest Bile

À propos des 700 aveugles de Bafia, de Mutt-Lon

« Le malaise s’installa vite au sein de l’équipe médicale, car tous les aveugles que les unités de terrain recensaient dans les villages étaient des anciens trypanosomés qui avaient subi le traitement et qui avaient été déclarés guéris. Pour ma part, j’avoue qu’à cause d’un déficit de connaissances scientifiques propre à ma formation d’infirmière indigène, il ne m’était pas possible de savoir avec précision le ou les facteurs ayant mené à la catastrophe dont j’avais été témoin voire complice. Cependant, par intuition et avec un peu de bon sens, j’acquis la certitude que le mal était venu de nos seringues. J’en perdis le sommeil. »*

Trente ans après avoir passé dans la forêt camerounaise trois semaines les plus éprouvantes de sa vie, en 1963, une Française revient visiter les protagonistes noirs de cette affaire, toujours vivants, à qui elle doit sa vie.

En 1929, cette médecin religieuse des troupes coloniales venant de Marseille, Damienne Bourdin, est envoyée par le médecin Eugène Jamot – personnage réel –  au cœur de la forêt de la zone de Bafia, au Cameroun, pour exfiltrer une infirmière de grande valeur, Edoua, princesse d’un clan africain rival retenue en otage suite à une émeute. Depuis quelques mois en effet, une épidémie de cécité ravage Bafia, où furent prodigués des soins intensifs contre la maladie du sommeil par le personnel soignant blanc aux remèdes certes efficaces mais douteux. La tension entre les Africains et les Français est palpable, ainsi que celle des alliances interdites entre Africains, et avant que tout ne s’embrase, il reste une expédition qui pourrait peut-être, entre deux femmes de tête qui se respectent et se comprennent, réussir à apaiser la situation. Ou non.

Damienne n’a que cinq jours, le temps que concède l’oncle d’Edoua à l’expédition pour lui ramener sa nièce, avant d’engager ses hommes dans une guerre tribale : elle doit traverser une forêt dangereuse où veillent plusieurs tribus déjà hostiles, chacune comptant un nombre anormal d’aveugles, alors que la trypanosomose, cette maladie qui provoque fièvres, somnolence puis dans un grand nombre de cas, le décès, semble reculer à peine. Les indigènes n’ont pas tardé à faire la corrélation entre cette brutale recrudescence de cécité et les piqûres de l’homme blanc, lors des campagnes intensives de soins sans contrôle strict de la posologie de la part d’un médecin zélé, le Dr Monier, depuis retourné en France et dans l’incapacité de répondre de ses actes. Arrivée à Bafia, la fervente religieuse doit rejoindre les otages, convaincre Abouem, à l’origine de la révolte indigène, fils du chef de la tribu, de la légitimité de sa présence, et retrouver Edoua pour l’aider à s’évader. Damienne n’est pas une grande aventurière, mais elle peut compter sur l’aide indéfectible du Pygmée Ndongo qui l’accompagne, sa finesse relationnelle et son instinct affûté. Elle n’est pas au bout de ses surprises lorsqu’elle rejoint enfin, avec retard, le campement rebelle d’où proviennent d’inquiétantes menaces de mutinerie : son passé dramatique de marginale, celui qu’elle a fui en reprenant ses études et en partant pour le Cameroun, manque de la paralyser à plusieurs reprises, ses ressources sont chancelantes et sa vie plusieurs fois menacée, rien n’est aussi simple que le plan suicidaire de la dernière chance qui lui a été soumis, et tout se voit compromis par de sordides passions humaines s’ajoutant au contexte explosif.

Tiré d’une affaire réelle, quoique tout à fait méconnue, Les 700 aveugles de Bafia permettent à l’auteur camerounais Mutt-Lon, dont c’est ici le second roman, de déployer un récit narratif prenant, sensible et sobre. Composé en flash-backs imbriqués, le roman se dévore pour l’intrigue sans doute plus que pour sa psychologie, dont on sent qu’elle n’est pas le principal moteur de l’écrivain. Pas de thèses politiques, pas d’interprétation profonde, mais des faits et des femmes et hommes éprouvés, retranchés dans leurs limites physiques et mentales, des descriptions suffisantes pour évoquer mais qui n’épuisent rien, pour la restitution romanesque d’un épisode complexe, aux coupables difficiles à cerner, aux ressorts multiples. Le regard de Mutt-Lon sur les exactions tant blanches que noires se choisit conciliant, prudent. Ses portraits sont fins et déroutants, mais on regrettera son style souvent pauvre.

Une lecture d’aventure et d’histoire, palpitante et réaliste, qui laissera sur sa faim les amateurs de grandes plumes et de psychologie fouillée mais ouvrira la voie d’appétits de lectures complémentaires : sur le sujet de la politique de santé coloniale, du traitement et des erreurs – inévitables ? – lors du balbutiement de la recherche dans toute nouvelle épidémie, du paradoxe du colonialisme « éclairé » et humaniste qui veut bien faire parfois contre les directives strictes et inhumaines des Compagnies qui l’emploient, et la solidarité quasi miraculeuse, les répulsions et attractions chaotiques et ordinaires entre prétendus irréconciliables, qui, en souterrain, opèrent les véritables manœuvres.

*Mutt-Lon, Les 700 aveugles de Bafia, Emmanuelle Collas éditions, 2020.

Pour étancher sa curiosité, on peut se tourner vers le premier roman de Mutt-Lon, paru chez Grasset, dont le sujet n’est pas moins alléchant : Ceux qui sortent dans la nuit, sur fond de sorcellerie.

Après quelques recherches, je trouve cette très intéressante recension sur la biographie du docteur Eugène Jamot, par Jean-Paul Bado, cité dans les remerciements de Mutt-Lon. On y comprend toute la difficulté de cerner un personnage qualifié de banal pour son temps, plus qu’extraordinaire, en se défiant des préjugés anachroniques. On y trouvera la matière scientifique, à prendre avec les pincettes que nous incite à prendre le recenseur, de ce roman singulier qui déplace intelligemment son personnage principal sur une Damienne Bourdin dont je ne trouve pas, à ce jour, la trace d’une existence réelle (et qu’importe).

Les premiers ouvrages de Jean-Paul Bado, également paru chez Karthala, permettront de plonger dans l’histoire plus vaste des épidémies africaines : Médecine coloniale et grandes endémies en Afrique et Les conquêtes de la médecine moderne en Afrique.

Enfin, deux essais récents de Guillaume Lachenal, historien des sciences, suivent cette même piste de la médecine coloniale, sa politique, et ses enjeux : Le médicament qui devait sauver l’Afrique. Un scandale pharmaceutique aux colonies, et Le Médecin qui voulut être roi. Sur les traces d’une utopie coloniale.

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