Découvert à sa parution en 2010, alors que je poursuivais une admiration intellectuelle sincère pour Carlo Ossola qui en signe la préface (comme toutes ses préfaces, des essais en eux-mêmes, ouvrant sur tant d’autres livres …), Jalons, un journal d’aphorismes publié pour la première fois en 1963 à Stockholm, pourrait se définir comme de modernes Pensées pour moi-même, le rapprochement tant de forme que de fond avec les méditations de Marc Aurèle n’étant pas abusif.
Dag Hammarskjöld, homme politique suédois mélancolique et mystique, traducteur de Saint-John Perse, fervent lecteur de T.S. Eliot, Faulkner, Eckhart ou Jean de la Croix, fut entre autres hautes fonctions secrétaire des Nations Unies de 1953 à 1961. « A côté du besoin de trouver un sens, il y a aussi : un besoin de présence humaine, dépouillée de tous ses artifices. Ressentir un monde de forces fermés qu’interprète la beauté d’un significatif jeu de lignes. Numen de la vie humaine; devant lequel nous nous inclinons avec recueillement. » (1954)
Specimen rare de penseur de la polis, il n’eut de cesse de défendre une politique « au service » (et non de consensus), issue directement de son adhésion mystique à l’autre, une noblesse d’esprit à l’effacement érigé au plus haut rang de devoir moral, ainsi qu’une pugnacité à supporter ses responsabilités avec intransigeance. « Seul est digne de son pouvoir celui qui le justifie jour après jour », note-t-il en 1950.
Prix Nobel de la paix posthume, son destin est romanesque. Il décède en 1961 dans un crash d’avion en Afrique, à ce jour inexpliqué, alors qu’il tentait de rejoindre les efforts diplomatiques de la résolution de la crise congolaise.
Jalons, publié deux ans après sa mort, est le secret d’un homme résolu, juste, rare. Ses traits fusent tour à tour ardents et dépouillés, alors qu’il se retire le soir d’un monde qu’il a investi le jour, afin de ne pas oublier d’en extraire, interroger et conserver l’essence. La longue et intense préface d’Ossola, par son retour précis aux sources et références citées par le Suédois, vient coudre ensemble tous les motifs épars, en un chatoyant tapis.
Nous nous y allongeons à notre tour avec reconnaissance, le soir, pour contempler le ciel, chaque fois que la cruauté et la laideur du monde extérieur se sont faites à nouveau, tout le jour, trop pressantes.
De cette vie exemplaire reste un livre de deux cents pages, et ce livre contient – de la Bible à saint Jean de la Croix, du mystique persan Rûmî à Pascal, d’Ibsen à Saint-John Perse – le trésor de la pensée qui a nourri nos pères (…), l’ascèse et la dignité de l’homme. Le lire aujourd’hui, c’est s’offrir une citadelle vivante contre la désolation du présent, c’est porter haut la révolte de la conscience contre la misère morale qui opprime la polis et la politique.
Carlo Ossola, préface
Extraits choisis :
Demain nous nous affronterons
la mort et moi.
Elle plongera son épée
dans un homme éveillé.
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Le silence est l’espace qui enveloppe toute action et toute vie en commun. L’amitié se passe de paroles – elle est la solitude délivrée de l’angoisse de la solitude.
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Les démons arrivent sans qu’on les invite lorsque la maison est vide. Pour tes autres hôtes, tu es bien obligé d’ouvrir toi-même la porte.
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Si tu ne dis pas plus de mal des autres, ce n’est pas que le désir t’en manque, mais que tu connais les avantages d’une calomnie très exactement mesurée.
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Tu es ton propre dieu – et tu t’étonnes que la meute te chasse sur le ténébreux désert des glaces de l’hiver.
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Quand le silence se fait autour de toi et que tu t’arrêtes, pris de peur, tu t’aperçois que ton travail est une fuite pour échapper à l’angoisse et aux responsabilités, que l’altruisme est un masochisme à peine masqué : tu reconnais les battements de cœur malveillants et cruels du loup des steppes. Au lieu de t’étourdir en recherchant de nouveau l’activité fébrile et le désordre, examine plutôt cette image jusqu’au fond.
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Ridicule, ce besoin de communiquer ! Pourquoi faut-il que j’attache une telle importance à ce qu’au moins quelqu’un ait vu ma vie de l’intérieur ?
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Je crois que nous devrions mourir avec décence, afin qu’au moins la décence survive.
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Continue ! C’est l’attention avec laquelle on fait les derniers pas, près du sommet, qui donne sa valeur à tout ce qui a précédé.
Dag Hammarskjöld, Jalons, traduit du suédois par C.G. Bjurström et Philippe Dumaine, préface de Carlo Ossola, Editions du Félin, 2010.