Allez au diable, je m’appelle Samuel Hall, je vous déteste tous. Continuez comme ça.

Alain Bashung, Samuel Hall.

Être armé, aujourd’hui,  passe pour un dérangement mental, Verlande le savait mieux que quiconque. Personne ne semblait comprendre que le point limite venait d’être franchi. Le point limite à partir duquel la seule façon d’être libre, c’est précisément d’être armé.

Maurice G. Dantec, Métacortex, 2010.

 

Les priorités de lecture restent mystérieuses. L’organisation des affects, compliquée. L’effet insoupçonnable.

Il faut prendre en considération le faisceau qui accompagne l’œuvre, bien sûr. L’homme, si on le peut. Notre sommeil, ces derniers temps. L’état de mort clinique dans lequel on maintient le Journal de 20h. La déstabilisation prévisible mais immanquable des Fêtes. Les lois contraignantes de la douleur physique. La place consentie à l’amour. La playlist. L’intime conviction.

Il faut prendre en considération sa propre position générale géostratégique, spirituelle, embrassante, refaire les points les plus réguliers possibles, quand bien même les ouvrages lus s’enchaînent, sur le repositionnement qu’ils viennent d’opérer, ou non, sur notre conscience d’errant. Tout est tellement foisonnant et multiple, divergent, atroce et magnifique, aggloméré, diffracté, coexistant que je fige pour ma part chaque sous-monde en une strate et me voit en foreuse indélicate qui va et vient entre chaque, phallique symbole qu’il faudra que j’ausculte, attentive à ne pas briser les formes figées que chaque couche contient mais à les faire vibrer un peu, pour les éveiller l’espace de quelques secondes, leur sourire ou les secouer et repartir. Exténuée et exaspérée de ne jamais ni me faire figer à mon tour dans le grand silence de la réparation, de l’intégration sans conteste à au moins une de ces sous-couches, ni résignée encore à m’assoir simplement sur les strates du monde en regardant le ciel, en lançant un appel brisé au monde pour qu’il vienne, lui, à moi. Un petit problème de mesure et de métaphore. Ou plutôt, un problème dans les yeux de ceux qui me regardent par accident et n’ont aucune conscience des mesures et des métaphores.

Je saisis chacun des livres de Dantec avec la prudence anxieuse d’un proche au chevet de celui qui contracte une maladie neuve et peu diagnostiquée, à l’issue incertaine : Je vais te prendre la main et tenter de voir et de sentir ce que tu vois et comprends, connais de ce nouveau monde qui grossit en toi, attentive aux efforts surhumains de formulation que tu tenteras pour exprimer, prévenir, en dernier lieu transcender ce qui en sortira, mais surtout, ce qui y restera à jamais enfermé. La plus grande charge de la souffrance, l’auteur la porte seul, et certains efforts de communion sont plus intenses, je serre sa main et plonge dans ses yeux en reconstituant les bribes qui émanent de son organisme entier, à celui touché par la seule grâce qui compte, celle qui lui donne le vecteur pour drainer un corps saturé, tout en laissant échapper des flots erratiques, sales, difficiles à soutenir. Est-ce que c’est triste ? je n’en sais rien. Je n’ai jamais perçu aucune expérience que comme balle traversante que j’essaye à tout prix de retrouver plantée avec mon sang dans le bois derrière moi pour comprendre au moins la grosseur du calibre qui m’abat. Est-ce que Dantec souffre quand il écrit ? cliché présomptueux. Mais de le lire m’indique le degré de souffrance de celui qui n’a aucun don de formulation et pourrait potentiellement renfermer ces univers inimaginables, d’autant plus inimaginables que nous ne sommes pas sûrs, le livre refermé, de les avoir clairement imaginés. Drame de la formulation dirait mon seul ami de ce monde. Dantec ne cite même plus ses sources, tant elles sont digérées, il reformule l’évidence pour lui donner toutes ses chances de sonner neuve et frapper plus sèchement. Ainsi de mon refus d’utiliser le terme « catharsis » que tout le monde croit connaître et comprendre. Dantec tue, parce que ses simplicités surprennent et arrêtent le cœur trop brutalement en plein exercice d’une extrême complexité. Elles sont dénudées, mais par là-même immédiatement rendues impuissantes, absurdes comme la justice totale, implacable vers laquelle le roman entier semble tirer de toutes ses forces et par le feu de toutes les armes les plus surenchéries possibles. Et le tué revient. En vain. Car la guerre n’a pas cessé, et  la Chute intervient.

C’était si évident, c’était si ostentatoire même, cette obsession pour l’inversion. (Op. cit. p 632)

Et dans ce que je lis, dans la galerie des horreurs qui s’épanouissent à leur aise, s’ouvrent des invitations à courir dans le Wyoming plutôt que dans Montreuil, à courir à perdre haleine dans le Montana plutôt que dans le sixième arrondissement vicié d’une ville aux lumières crasseuses, à s’éreinter au lasso sur l’animal dans le Dakota, s’endormir dans un Dodge sur la transversale canadienne, illuminer de son sourire épuisé une aurore boréale et s’ensevelir sous le vent de poignards, frapper sa poitrine engourdie à l’approche du point de congélation, boire, chasser, élever, prier et Dakota, Wyoming, Montana dans le rétro comme autant de régions qu’il ne cite pas, dont rien ne me dit qu’il les supporte même mais qui sont autant de promesses qui s’éveillent en moi de trouver ce qui ne se trouve plus dans nos contrées serrées et surpeuplées : l’espace vital. En somme, résister par une force de vie trempée par la survivance à ces formulations de l’extrême. Bien sûr, bien sûr que le cliché est tellement immense que je devrais périr ensevelie sous ma propre stupidité pour oser courir dans les plaines aux bisons et épouser un musher. Oublions mes fébriles et féminines insuffisances, mes adolescentes fureurs de liberté mal dégrossées. Mais Dantec propose bien de l’espace vital, de l’épopée prodigieuse et déraisonnable, de la colère et de l’autorité, ce mélange-scanner froid qui déchaîne les passions ou accable de détails, ces recoins protégeant à ses yeux le diable qu’il espère mettre à nu en posant calmement ses plans sur la table, le fixant pour lui indiquer qu’il a compris son petit jeu, et que certains seront dans le passage.

Je vous avais prévenu qu’il y a des facteurs à prendre en compte. Mais si l’Amérique fascine, quel que soit le côté de sa frontière où l’on se trouve, c’est aussi et permettez-moi ce surtout, pour les espaces démesurés aux codes primitifs parfois rassurants qu’elle peut continuer de promettre sans décevoir. Pour sa ferveur délirante et ses armes en vente libre. Pour les prêtres Elvis qui marient des poupées à des GI. Pour la Budweiser dégueulasse et les steaks immenses. Aussi. Et surtout. Soyons honnêtes. L’exil ici était motivé par de grandes et moins grandes idéologies. Mais cette littérature d’exilé comme d’autres en leur temps nous met face à nos propres idéalisations du départ.

Ceci pour faire office d’introduction. Pour relier à la suite, ce que j’avais précédemment écrit immédiatement à la fin de la lecture de l’énorme Métacortex, c’est-à-dire il y a deux heures :

Rien à faire, Dantec me donne toujours envie de lire, et de lire pour vivre. Depuis dix ans que je tente de le suivre avec quelques ratés, une obstination bornée à l’envoyer se faire foutre comme une gamine vexée d’entendre trop de leçons si brutalement assénées, qui court vers ce feu promis, se brûle et revient rageuse lui répondre encore qu’il peut aller se faire foutre car elle connaît à présent ces bords de ligne et les trous béants qu’ils contournent et dans lesquels elle a pu cracher toute seule, lui reproche de ne l’avoir qu’incité à brûler et jamais protégée et repart, en jurant qu’elle claque cette porte pour toujours et que cet amour est bien terminé, s’isoler dans la méditation polluée et bruyante de centaines de livres plus grands qu’elle qui la consument autant qu’ils l’élèvent et qu’elle balance, rageuse, en retournant vers lui d’un pas assuré, se planter dans la poussière et lui dire qu’il peut aller se faire foutre parce que tous ces livres sont vides, et qu’ils le sont depuis qu’elle en a volé, oui, le suc essentiel qui finit par la composer entièrement et la durcir dans une prison folle de valeurs démesurées et obsolètes, et qu’alors quoi, qu’est-ce qu’il propose ensuite alors, alors… et qu’essoufflée, je pleure enfin, acceptant l’obédience devant son imperturbable regard d’acier liquide qui ne me verra pas et sa mâchoire serrée sur des mots inadmissibles que moi j’entends, pourtant, figée devant l’immense écran de ma conscience hachuré de son intermittence régulière, depuis dix ans que je peine à trouver mon souffle et que mes articulations lâchent sous les poids que j’accumule, défiante et sourde aux menaces, aveugle aux consignes de sécurité mais de plus en plus efficace et formée aux combats vitaux de tel infortuné qui se balança en slip et en son temps d’un hélicoptère dans l’eau des glaciers, depuis dix ans que je tente de le suivre avec quelques ratés, beaucoup de tests grandeur nature et l’inspiration profonde et inexpugnable que toute vie se doit d’aller trop loin pour mesurer enfin jusqu’où elle pouvait et se devait d’aller, pour retourner rompue à la léthargie convalescente dans l’unique but de repartir, depuis dix ans que je ne veux plus terminer mes phrases, baisser le ton ou les yeux mais accepte pour durer de calmer cette rage tout en l’utilisant comme un chien dangereux certes mais parfaitement dressé contre les bons ennemis, avec quelques ratés, depuis dix ans que je ne sais plus ce que je suis, qui je dois être, où me trouver pour comprendre que je suis partout, tout le monde et tout le temps adaptable à chaque situation au point de devoir élever toujours plus mes débats internes, je le retrouve sans l’avoir jamais perdu de vue, je le déteste et le convoque, le défie et l’insulte, le serre et l’embrasse en m’excusant bref, il est celui dont l’écriture me traverse, me déshonore, m’insupporte, me brutalise, me rend belle, m’apprend, me gifle de fulgurantes trouées, me fait rire ou pester de mépris, il est celui dont l’écriture me maintient en vie.

Et, ça va, j’en ai lu bien d’autres. Je ne peux, simplement, jamais l’inclure. Il y a les autres, dont Platon ou Conrad, et il y a lui. Point. Remettez-vous en. Moi, non.

C’est parce qu’il y a des facteurs à prendre en compte. J’avais vingt ans, et contrairement aux apparences, je sais être docile et fidèle aux vrais électrochocs. J’avais vingt ans, et il m’a inversée. Je sais depuis que sa prose n’est pas la meilleure, que ses thèmes rebondissent mais qu’ils prennent de la vitesse à défaut de retrouver la précision de frappe initiale, qu’il m’a développée, enveloppée, abandonnée et reprise, qu’il n’existera jamais comme je le pense, que je ne veux rien savoir, d’ailleurs, de lui. Que sais-je des morts depuis longtemps ? Ce que je dois savoir, ceux des écrits qui restent. Je considère Dantec comme un de mes classiques enterrés et pourtant rutilant dans mes influences, implanté, jamais vivant, toujours déjà plus. Le réel, quand je lis Dantec, ne m’intéresse plus, car il coule de source. Et j’y reviens plus forte de l’expérience qu’il m’a transmise de ses mondes de feu et de sang, inoffensifs sous leur apparente ultra violence (je dis ultra violence essayant de me mettre dans la peau d’un béat, car je ne fus pour cette fois pas le moins du monde violentée par ses portraits encore en-deça de ce que l’humanité peut produire de plus abject , disons que je suis passée depuis un moment au-delà de l’abject, j’ai fait mes lectures, donc) , inoffensifs car orientés vers la réconciliation et le renouveau. Il n’incite qu’à déchirer les enveloppes fausses, contempler la pureté essentielle et intrinsèque à chacun voudra se considérer un jour, vraiment, comme un homme. L’on m’objectera que sa conduite réelle dément cette assertion, que son entourage (tout du moins celui qu’il rend visible) n’est pas des plus pur et reluisant. Mais enfin, qu’en sais-je, moi ? Quelques bons lecteurs peuvent, d’après sa théorie chère reprise à De Maistre, racheter la culpabilité d’autres intentions satellites moins nobles. De plus, si la guerre est ouverte et totale, il convient de trier ses ennemis dans l’ordre de leur pertinence.

On ne meurt qu’une fois, mais il existe un petit délai entre le dernier souffle et le départ. (Op. Cit. p 119.)

Je reste sur mon lit. J’entends la bande-originale de The Stand entamer le développement final de son thème principal et mon cœur, à nouveau, se soulève. Cela n’aura jamais de fin. Ce con se soulève. Pour la BO d’un téléfilm ringard tiré de Stephen King que j’affectionne démesurément mais sans arguments. J’ai quand même trente balais, dix ans de plus donc que la période savamment étiquetée comme propice à ces débordements, et une bonne connaissance des hommes qui conduit à une maîtrise relative du désastre et ce con, pour cette mélodie efficace,  se soulève. Bravo. Je ternis ma réputation en me révélant une perpétuelle amoureuse des ritournelles. Une perpétuelle amoureuse, en fait. Ne le répétez pas trop.

De dix ans en dix ans ce con se soulèvera sans discontinuer, un jour simplement, il s’arrêtera dans une dernière explosion de joie paradoxale. Je connais la fin, et je l’aime bien, déjà, et puisqu’il faudra finir. Dans l’entremise, il y a du travail puisqu’il y a de la lumière dit l’exergue de Métacortex.

Qui commence et s’annonce dès lors interminable. Fidèle à son maître. Apprentissage de son contenu dans une certaine douleur, tribut à payer à la connaissance, comme l’indique un de ses premiers journaux.

Dresseur de loulous, dynamiteur d’aqueduc, chante Bashung, dans la même langue mais décalée de celle que je frappe. Je vais changer la liste d’écoute, et changer de langue pour que l’étrange altérité mâle de celle-ci surgie des baffles épouse en me pénétrant celle de ma mère et que dans cet accouplement surgissent des images imprononçables qui, avec un peu de chance, draineront au mieux quelques phrases moins bancales que les autres.

C’est sans doute pour cette raison que sa nuit fut morcelée, comme autant de fragments d’un homme démoli face à son miroir. (Op. cit. p 535)

Au troisième whisky qui accompagne cette note et ces décontractants musculaires pour délier un problème sous-jacent de jonction torso-lombaire dont je n’ai déjà que trop parlé (mais qui est un de ces facteurs à prendre en compte dans la complexité de la transmission que tout un chacun pourra tenter d’opérer, et son comment :  i.e brutalement, sans souplesse, sans fard, pour une fois, tiens.), au troisième donc, je me demande si j’y arrive. Non, mais vraiment, je ne plaisante pas. Est-ce que j’arrive à développer ce pour quoi je me suis assise devant cet écran ami, car finalement, lui me tient la main à sa façon, attentif à ce que je dois moi-même, à ma petite mesure, drainer.

J’entends les sarcasmes. Je vois les rictus. « Groupie ! » «Dingue… » « En-sectée ! »… « Crypto-chrétienne pro-américaine ! » « Règle tes foutus problèmes avec ton père ! » « Sioniste ! » « Fasciste » (mettez-vous d’accord, c’est fatigant) « Dantec est de droite, non ? » « Et les ours polaires ? » (sur ce point je me dois de réagir, je suis une acharnée de la cause animale, mais je les mange aussi, paradoxe adorable non ? Quand je caresse en m’extasiant un chaton ou que je parraine un caracal, la bouche pleine de sang, eh bien que voulez-vous, je me sens simplement équilibrée.  Quant aux ours polaires, ils ont toute ma compassion, et il m’est arrivé de pleurer, oui oui, devant un documentaire animalier. Plusieurs, même. Passons.)

Vous savez, c’est peut-être même encore plus compliqué que cela. Et ce n’est peut-être simplement pas le problème. J’ai un cœur de merde, parce qu’il est énorme. Dans sa dévoration, il laisse les pour compte d’autant plus esseulés que s’il n’avait qu’un médiocre appétit.  Je ne sais même pas à qui précisément, je m’adresse, magie des médianes impalpables, ces veines virtuelles dans lesquelles on pique ces poisons insidieux. Malédiction aussi, n’en doutez pas. Encore heureux.

Prenons un brin de distance. Voyez comme je tente de passer les cercles.

Je prose, j’enveloppe, je surajoute certes, mais je fais partie de ce monde et n’en doute jamais. Cette strate précise où vous vous trouvez d’ailleurs, je l’arpente et je la connais. J’y travaille, j’y vis, j’y subsiste, il pourrait être tentant de l’occulter le temps d’une mauvaise pause en littérature. Mais je n’ai jamais dissocié les deux, manque de chance. Il n’y a donc jamais de pause. Simplement un temps dévolu à écrire, prendre un peu de cet incommensurable temps à vivre ces démesures au quotidien pour en transmettre un sommet d’iceberg, une touche, une goutte, un souffle et repartir. La distance se trouve probablement dans le temps que je m’accorde à tenter de l’écrire.

N’empêche, qu’on le veuille ou non, qu’on y apporte du crédit ou non, je fais partie de ce monde insolemment et désespérément nommé « du livre ».

Je devrais pour l’heure et pour subsister jouer des coudes et tenter de plaire au monde des lignes, donc, mais je ne le fais pas assez et pourquoi ? Je répondrai un jour à cette question. Pour l’heure, je sais de quel monde est issu Dantec. Les transferts. Les agents. Les fanatiques de l’Apocalypse on-the-web. « Mais je connais des gens qui le connaissent et il paraît qu’il est détruit par les drogues. » Ouais. Vous croyez que cela atténue, que cela salit, que cela amoindrit l’homme à mes yeux ? Disons une simple chose : de la cuisine interne je n’ai que faire, ou si peu. Et à mes yeux les héroïnomanes n’ont pas de conseils à recevoir des accros à Facebook pour peu que les uns le soient quand les autres le sont assurément. Mais je connais les contraintes. Les pas de danse. Les stratégiques plans d’un homme qui se considère en guerre, serait-ce pour jouer. J’en connais qui construisent des circuits miniatures de trains électriques. Qui écrivent des poèmes. Qui font des jeux de rôles dans les bois avec des haches en mousse. À quarante ans. À cinquante ils entrent en politique, ou construisent des bateaux dans leur cave. À soixante, ils intègrent des clubs de Bridge ou peignent des reproductions. Bof. Pour ceux qui jouent, le terrain est vague et infini. Il m’indiffère profondément, je n’ai aucun jugement dont le couperet ferait tomber des têtes coupables. Mais je prends le pari naïf que Dantec, s’il se fait souvent plaisir au passage, ne joue pas.

Alors reprenons, replongeons. Mais soudain, mon âme se dessèche pressentant la grande vague de quarante coudées promise chez qui l’on sait. J’ai un besoin irrépressible de ne pas reprendre, non, et de retourner à la Légende dorée, à La Religion romaine de Champeaux, à L’homme sans qualité et à Guillaume Budé. Je veux rappeler mes amis, poster sur les forums d’expatriés, m’inscrire à des cours de tirs (et pourquoi pas, finalement ? enfin quelque cohérence), lire mes encyclopédies de grands félins et cuisiner, dormir, me rétablir, travailler.

Dantec, descendant dans le plus ancien mythe, tenant le fil pour nous permettre de sortir pour témoigner d’un des centres de l’homme, nous percute et nous ravive, dans le sens originel donc affectionné : il nous incite à combattre, donc à trouver des raisons de vivre pour nos causes, de plus en plus grandes, de plus en plus indispensables. Nous détestant il nous soude. Nous aimant, il nous prévient. Il nous prend un par un. Nous confirme un par un. Nous demande de nous démerder un par un. Parfois, quand le miracle fortuit survient, deux par deux. Enfin, il  nous appelle.

Je n’ai pas foncièrement aimé Métacortex, mais j’ai terminé ses 800 pages, laborieusement ou glorieusement selon les tournants. Je ne lui ai pas trouvé de qualités littéraires frappantes ou de message indestructible. Mais un auteur ne fait pas de com’, il n’a pas à « délivrer de message ». Lui s’incarne dans son Verbe, par ses imperfections.

Je regardais récemment le turbulent Inception de Christopher Nolan pour lequel tout le monde il y a quelque temps criait au génie. J’y voyais un bête tour de force, et encore, mais d’une platitude de fond  exemplaire, la seule tirade d’un Di Caprio aux yeux mouillés (qui reste tout de même un de mes acteurs fétiches car encore absolu et investi) me touchant étant celle où il explique à sa femme rêvée qu’il a fait ce qu’il a pu mais qu’il n’a pas réussi à la recréer avec ses imperfections, ses défauts, en somme qu’elle n’existe pas, qu’elle n’est pas sa femme mais une ombre fantasmée et qu’il en est désolé. J’ai eu la mince confirmation d’une conviction encore bancale : l’impossibilité de formuler les racines de l’attachement autrement que dans l’embrassement de la totalité d’un autre, aux faiblesses peut-être inadmissibles ou inacceptables pour ceux qui manqueraient de cœur à son égard de l’extérieur, peut-être rationnellement insatisfaisant car excessif, forcené, moins calibré que d’autres, exaspérant et décevant parfois, mais fiché en plein être de sorte que s’il est lui-même cohérent avec les perturbations de son être que l’on prétend entrapercevoir et tolérer parce que  l’on accepte de se trouver à l’intérieur, tout, ou presque venant de lui, est non seulement pardonné, mais encouragé.

J’ai conscience que c’est sonner ici la fin de la critique pour l’avènement de l’irrationnel sentiment. Nous touchons des domaines où cela me paraît un risque tout à fait légitime. La critique sans passion est stérile. Ma passion est la meilleure critique : elle perdure ou elle meurt dans un souffle. Je n’ai nulle crainte d’un aveuglement mis à l’épreuve depuis dix ans.

Leur parole, je la diffuserai obstinément jusqu’à mon dernier souffle, contre tous ces « vivants » agglomérés en meutes ou en troupeaux qui font de la vie quelque chose de bien pire que les limbes. (Op. Cit. p 806)

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