« En termes de violences de guerre, rien n’est plus immoral à mes yeux que le déni. » Stéphane Audoin-Rouzeau

L’offensive de la Russie contre l’Ukraine était inévitable, et les experts proclamés du sujet se sont pratiquement tous ridiculisés en répétant qu’elle était incompréhensible, ou, plus grave, imprévisible. C’est en substance l’une des réflexions parmi les plus indociles de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, proche du courant appelé « Histoire des sensibilités », dans le sillage d’Alain Corbin ou Arlette Farge. Ce courant au plus près des gens ordinaires, les « invisibles », attaché à comprendre et transmettre leur perception et affects face à la guerre, il le partage avec Hervé Mazurel, son ancien élève aujourd’hui lui-même historien. Celui-ci conduit leur discussion, dans le très vivant La Part d’ombre, le risque oublié de la guerre, en librairie depuis peu, confrontant ainsi deux générations de chercheurs.

« C’est en grande partie pour dire la guerre – la guerre des Grecs contre l’Empire perse, au début du Ve siècle – qu’en Occident tout au moins, le genre de récit apparu sous la plume d’Hérodote a pris le nom d’« histoire » au sens où nous l’entendons, aujourd’hui encore. »

De l’Ukraine, cependant, il ne sera pas question dans ces pages écrites pendant les confinements de 2020 et 2021 : l’initiative lancée par Hervé Mazurel proposait de frayer dans la singulière trajectoire de Stéphane Audoin-Rouzeau en lui permettant, par cette tradition noble de l’entretien littéraire transposé aux sciences humaines [1] de se livrer comme en aucune autre circonstance sur cette bien étrange vocation.

Que désire, qu’accomplit, et dans quelles conditions, un historien qui se plie mal aux contraintes de l’Université française (l’un de ses auteurs favoris n’est pas Raymond Aron pour rien !) et refuse toute doxa de gauche comme de droite ? Comment rester libre de ses sujets d’étude, de ses propres biais, de toute mise aux normes idéologiques de son milieu ? Venir de la gauche mais embrasser des idées conservatrices, le tout sans n’être jamais dupe d’aucune ?

« Il me semble tout d’abord que les affects – je préfère ce terme à « émotion », tellement galvaudé – ne sont nullement un obstacle à l’intelligence des phénomènes, à leur analyse. C’est même exactement l’inverse. Ils constituent une voie d’accès, et peut-être même une voie d’accès privilégiée. »

A travers ses confrontations spécialisées dans un premier temps sur la Grande Guerre, ou plus récemment le Rwanda – peut-être l’unique cause pour laquelle il se sera véritablement engagé, révolté de ce à quoi il assiste lors de ses multiples séjours sur place, nous découvrons un homme, un être humain, complexe, regardant la mort et la violence en face, attaché à la manifestation cadrée de ses propres affects, enraciné par la pratique de haut niveau des arts martiaux, désirant moins plaire que montrer, montrer la guerre, ce qu’elle fait, mais surtout ce qu’elle laisse comme image de l’Humanité : nous sommes tous capables du pire, en quelques instants de basculement. Et non parce que nous serions tous devenus des barbares ignorants et brutaux : les écrivains et les intellectuels (qui par ici nous intéressent), loin de nous prémunir des pires atrocités par le rempart de leur supposée distance, en sont assez largement les propagateurs, en fournissant les éléments de langage et de pensée permettant d’adhérer à la guerre pour, en quelque sorte, justifier la destruction de l’ennemi par les moyens les plus sordides, qui deviendront rapidement inévitables.

« Il faut un haut niveau d’élaboration intellectuelle, une importante capacité d’abstraction pour construire cette image de l’ennemi qui justifiera sa destruction, partielle ou totale. »

Stéphane Audoin-Rouzeau avance de plus que, loin de se résumer à des événements en marge perpétrés par quelques déséquilibrés lancés malencontreusement dans une bataille jusqu’ici « propre », les actes de cruauté les plus impensables en temps de paix sont le dénominateur commun de tous les conflits, et de manière si largement répandue qu’il n’est pas possible, pour qui étudie sérieusement l’histoire de la guerre, d’évacuer la question aussi aisément : on songera dans un domaine approchant, bien qu’ils ne soient pas spécifiquement cités dans ce livre, aux « hommes ordinaires » étudiés par Christopher Browning, capables en quelques jours de passer de leur métier d’instituteur, de grossiste ou d’épicier à bourreaux enrôlés pour fusiller des enfants en Pologne durant la Seconde Guerre Mondiale.

« N’êtes-vous pas frappés, comme moi, par le rire, le large sourire des bourreaux lors de la perpétration de leurs atrocités ? Il est aussi visible sur les photographies que dans les témoignages. Or, il me semble que dans toutes les violences de masse auxquelles nous sommes confrontés en tant qu’historiens, la cruauté est rarement absente ; parfois sa présence est partout, elle accompagne systématiquement les déploiements de violence.  Mais le refus de voir l’ignominie, au vrai – est alors une tentation majeure. L’obscène de la cruauté constitue le « mauvais présage » que j’ai déjà évoqué. […] La tentation est alors de la repousser sur les marges, d’en nier l’importance, de « pathologiser » ceux qui la mettent en œuvre. C’est notre protection ultime contre son haut pouvoir toxique. Cela, j’en suis persuadé, nous empêche de voir la guerre pour ce qu’elle est, dans toutes ses dimensions, et surtout dans ses significations les plus profondes. La cruauté est une clef – une clef presque unique, peut-être – qui nous donne accès à l’univers des représentations des bourreaux. C’est pourquoi elle doit être placée en position centrale dans toute étude de la violence qui se refuse à n’être qu’un théâtre d’ombres et un faux-semblant.»

Ce « mauvais présage », dont Stéphane Audoin-Rouzeau se sent le porteur indésirable en maintes assemblées, s’il demeure en effet odieux à qui le lit ou l’écoute, comporte une générosité, finalement, assez peu soulignée : nous sommes prévenus, nous avons toujours été prévenus que la guerre n’est pas, ne peut pas être évacuée de nos sphères contemporaines, et qu’elle est à nos portes. Qu’elle sévit toujours un peu partout sur le globe et que toujours, elle sera sale, meurtrière, inexorablement tournée contre les civils qui en paieront le prix fort. Et que rien ne peut nous permettre d’affirmer que les peuples occidentaux y échapperont toujours.

Ces entretiens, plus encore que scientifiquement indispensables (là n’est pas vraiment leur objectif) nous placent en position d’écoute profonde, qui est toujours la plus bénéfique des positions du lecteur. Nous ne sommes ni manipulés politiquement, ni assommés d’érudition encyclopédique, ni bombardés d’injonctions péremptoires mais conviés à une discussion d’apparence tantôt anodine et personnelle, tantôt percutante et très roborative, l’une de ces trop rares conversations qui, en ouvrant des angles de réflexions originaux et parfois déconcertants, nous confirment que si la route est longue vers la vallée de l’entendement, au moins est-elle balisée de bons livres amis pour nous indiquer le chemin.

[1] Souvenons-nous des entretiens de Jean Bottéro avec Hélène Monsacré dans Babylone et la Bible, par exemple.

✒ Stéphane Audoin-Rouzeau, La Part d’ombre, le risque oublié de la guerre, dialogues avec Hervé Mazurel, Les Belles Lettres, 2023.

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