Carnets actifs – Mardi 21 septembre 2021

Il est très rare pour un homme de reconnaître qu’une femme lui a rendu service, qu’elle lui a été utile dans son travail, qu’elle a nourri sa réflexion. Pourquoi pas que sans elle, il n’aurait rien achevé, ne serait parvenu à rien, et je ne parle pas de mièvreries sentimentales, je ne parle pas du soutien de la gentille femme d’artiste qui assure la vaisselle et remplit les papiers. Je ne parle pas d’une égale d’âme consentie du bout des lèvres, une « moitié » miroir dans laquelle on noierait l’extase de se retrouver inversé, mais toujours soi, confirmé. Je parle d’une supériorité intellectuelle ou spirituelle reconnue. Une possible contradiction brutale qui vous grandit.

En tout cas dans les domaines où je fraie, c’est le tabou absolu.
Je suis toujours confondue et balbutiante, lorsque j’ai – car j’ai la chance d’en avoir – quelques retours dans ce sens. Je peine à y croire et cherche l’entourloupe, tant c’est renversant. Un homme, qui me remercie non pas de montrer mes seins ou de l’avoir mis en valeur, mais de lui avoir donné à lire, à comprendre, un livre, un texte déterminant pour son trajet. Qui ne cherche pas par la même occasion à vaguement savoir si je serais toutefois disponible pour d’autres aventures.

Nous considérer, sans nous désirer ni nous aimer pour autant, pour ce que nous apportons, est pourtant la plus fabuleuse offrande gratuite à nous faire quand on se donne ce mal.
Je ne me fais aucune illusion : s’ils nous tolèrent à peine, la plupart ne nous créditeront pas.
Et pour le moment, on sera gentilles de penser la pédopsychiatrie, le zéro déchet et les économies de foyer, la permaculture (surtout quand on est en ville et qu’on en fera jamais), Jane Austen, le véganisme, les menstruations et les poils sous les bras.
On doit aussi, en tout cas c’est bienvenu, rejoindre une sorte de club pour vieilles filles aigries de toutes les formes, pour qu’on puisse se compter, sans doute, et nous estimer heureuses, sous ce drapeau de la « sororité », d’avoir un endroit où aller.

Moi qui rêve de clubs cigares et de tripots mafieux où je n’aurais pas nécessairement, non, à me faire claquer le séant par un gominé, mais à en claquer moi-même, ceux des établis, des grands pontes, à qui je donnerais en sus un grand sourire et toute ma bonne volonté… Ah oui, je t’ai claqué le cul, c’est vrai, mais j’ai lu ton livre, et tu sais quoi, coco ? Il est bon, ton livre, padre. Il est bon. Maintenant, va donc nous faire un café.
Un club comme ça, c’est aussi difficile à concevoir finalement que la réelle couleur des dinosaures ou des temples romains. Pourtant, je jurerais que cette sérénité a existé. Je cherche actuellement vers les tribus aborigènes d’il y a quoi, 5000, 7000 ans. Il semblerait qu’inspirés par les Védas de l’Inde du Sud, traversant à pied (on le pouvait alors) ou en pirogue vers l’actuelle Australie, ils rêvaient, chantaient, aimaient leurs gosses et se battaient très peu. Là, je pense, se trouve sans doute la couleur oubliée d’une espèce unie et sensée. Enfin, je continue de creuser, ce n’est pas encore bien dégagé.

Ici, si peu évoluées encore, ou plutôt lentement dévaluées par l’apparition cauchemardesque du binaire informatique dans le moindre aspect de nos existences, si nous brûlons de peindre d’autres tableaux, de lever d’autres voiles, souffrons alors d’être en échange ardemment courtisées pour finir sur ou sous, mais en fâcheuse posture. Indigne, si possible. Salie.
J’aurais de l’amertume, si je n’avais pas un solide socle d’affection bien établi autour de moi, tout marbré de types doués et sobres, discrets ou tarés mais toujours singuliers, rarement clichés. Mais maintenant que je l’ai, je me dois d’autant plus de m’en servir, en ne restant pas dans le confort de l’installée, sauvée des eaux in extremis, et ne souhaitant plus rien aborder qui fâche la haute mer, et ne vienne à nouveau faire tanguer l’embarcation. Je poursuis donc mes pistes ancestrales, et surtout, intérieures – vous le savez, nul besoin de partir très loin, très longtemps. Fermez les yeux (et regardez votre sang, disait divinement Henri Calet). Regardez, mais regardez votre sang, oui ! Ce qu’il vous dit, comme il s’ordonne.

Et vous, messieurs, essayez donc le vertige de n’être pas séduits, mais simplement reconnaissants. Essayez cette cascade chez vous, de ne mêler ni amusement ni curiosité, ni tendresse ni protection, à l’admiration que vous ne tenterez pas de fuir, alors que vous croisez une femme qui se tient manifestement plus droite que vous, et sans forcer.

***

Ce qui est le plus embarrassant, finalement, pour ma propre estime personnelle, c’est de me prendre systématiquement la main dans ce même sac : déconnectée et repliée, je suis de gauche, voire de hard gauche. J’en fais vibrer les fenêtres de mes trémolos à fusiller les Carlos Ghosn. Connectée et soumise aux interactions sociales, je suis de droite collante, voire résidus brûlés : je ne suis plus que rigueur morale, méritocratie violente et refus de priorité au faible. J’y défonce toutes mes meilleures éponges pour en décoller la crasse une fois que je retourne au calme d’une émission de faits divers ou de crash d’avions. Et qu’à nouveau, j’aime mon prochain, loin, sans preuve ni engagement aucun à le supporter quand il gémit.

Vous voulez un monde d’amour et de ponts végétaux entre les gens de toutes les couleurs dans les cheveux et les cœurs ? Prônez une forêt par famille et brûlez les datacenters.

***

J’ai lu un livre, d’ailleurs, pas mauvais, pas abouti non plus, mais l’un de ceux qui ouvrent encore les vannes et tant pis pour ta gueule, sorte d’expédition punitive de son lectorat, ce qui, convenons-en, devient de plus en plus rare. J’avais lu Pouy, Jonquet, Dantec, j’ai lu Lobjois, Ossang (ne me demandez pas pourquoi ce pack béret-chevalières-bières-mégots-slip sale-faux muscles, cela sort tout seul, c’est injuste, je sais), mais je ne l’avais pas lu, lui, parce qu’il arrivait à mon avis trop tard, et mal publié.

Du coup, tout le monde le connaît, et personne ne peut le sentir : un de ces types qui s’est frotté à, et fritté avec l’intégralité de la planète sale, des cuir-clous-chaînes-chiens dans des appartements froids plein d’amiante, qui éructent et se perdent, tiennent encore la flamme de l’expression comme ultime coulée de lave et sont malheureux et figés comme les pierres qui sont en dessous de la coulée. Ma famille de cœur, les preux romanichels du métal sans dreadlocks, plus diesel que maïs, plus viande périmée que tofu jovial, cette famille qui pouvait encore le lire, c’est ballot, mais c’est fréquent : les fous littéraires, les infréquentables, quand il en reste, ne peuvent pas être fréquentés, et dans une époque qui te demande sans cesse d’aligner tes mots à tes actes, cela se tient mais sera encore reproché. Et comme les gens qui lisent et ne peuvent s’empêcher d’écrire sont émotifs, de toute façon, immanquablement, cela se termine par des drames de gonzesses que même les gonzesses n’en font plus des comme ça, et l’autopromo digne des VRP américains des 50’s que même les VRP …. vous connaissez la suite. Passons.

Moi je m’en fous bien, cela fait longtemps que je ne tiens plus à fréquenter ceux qui écrivent les livres que je lis avec le plus d’intérêt, car au fond, je me moque bien de vérifier que, comme c’est étonnant, ils seront toujours humainement en deçà de leurs bons livres, ou humainement supérieurs à leurs livres, ce qui est le pire. On doit alors gentiment leur taper sur l’épaule parce que leur collier de nouilles, pas bien solide ni pertinent, est un collier gentil, un collier de gars bien. Au fond, on les méprise parce qu’on sent confusément qu’au bras de fer, on les pète. Bon.

Lorsqu’un type me tient encore un peu en joue, par la crainte de me faire rembarrer si je lui parle au lieu de le lire, je trouve déjà cela suffisamment remarquable pour m’en tenir à sa règle, au milieu des faux commerciaux d’eux-mêmes qui te couvriront de cœurs et de code promo des interactions du jour. Parce que c’est vrai, on écrit pour être lu, pas pour « discuter », ce n’est pas toujours communément admis ici. On écrit, et si tu commentes, tu commentes. Mais nous on écrit. On ne discute pas ensuite comme des fifilles désoeuvrées pendant trois heures sur la pluie, le beau temps, et le « oh mais oui je suis d’accord avec toi » juste parce qu’on a la flemme de dérouler pourquoi on ne l’est pas devant un parterre de susceptibles qui attendent le signal pour s’ébrouer et maculer ton mur de leurs projections mêlées. Pas le temps de nettoyer, de faire semblant d’être intéressée par toutes les projections, de me demander qui est bourré, qui est triste, qui a mal dormi, qui a la maladie de Crohn, qui vient de perdre son père, avant de répondre, en fonction.

Comme ce type qui a écrit ce livre que j’ai lu d’une traite s’est fritté avec tout le monde, je ne sais pas du tout encore, si j’en parle avec une certaine sympathie non feinte, qui va se sentir trahi (les poupettes sont émotives, rappelez-vous, lire un ennemi, c’est trahir, et moi je suis libre, donc sans doute la plus grande traître qui soit, tant pis pour le concours de vertu, je vous laisse ma médaille, je les perds tout le temps, de toute façon, infoutue de remettre la main sur toutes celles qu’on m’a données, déjà).

Et comme dès lors qu’on décrète qu’on est un truc (ici, libre), on l’a probablement déjà perdu, ou raté, depuis ma cellule je choisis de ne toujours pas révéler ni le livre, ni l’auteur.

Et lui ne sait toujours pas que je l’ai lu et que j’y repense beaucoup, et si ce n’est pas l’auteur ultime de sa génération comme il le souhaiterait visiblement, c’est un phénomène qui détourne mon attention, me rappelle de ne jamais oublier ce risque, le risque à prendre quand tu écris quoi que ce soit, qui va précéder une intuition plus générale, et pas le suivisme journalistique qui consiste à décrire le monde tel qu’on le voit déjà décrit depuis trois ans (merci, hein, j’avais pas vu), le déplorant en fonction d’un plan de carrière qui doit se dérouler selon des étapes définies dans les masterclass de Werber (même ceux qui ne les suivent pas écrivent selon ses conseils, de toute façon, puisqu’ils ont tous déjà appris à mimer le langage de la communication).

De toute façon, je vous le dirais que vous ne le liriez pas, parce qu’il vous a fait tel ou tel truc en l’an 2000. Qu’il est fou. Qu’il est pas sympa, sans doute le fasciste de trente groupes distincts. Le mâle à abattre, blanc, irascible, plaintif, insistant, pauvre. Et maintenant, pour couronner le tout, vieux.

C’est pourtant un roman qui devrait figurer dans le palmarès des Inrock, s’il en restait la moindre parcelle résolument rock’n roll. Crade. Pas bien élevée, mais pas seulement contre les flics. Déjanté contre les idéologies dominantes, c’est-à-dire les susceptibles qui ont constamment besoin de ta confirmation, de ton approbation. Des susceptibles guindés dans leur égo, qui sont aussi rock  (pitié) qu’un tee-shirt H&M, aujourd’hui. Et pour la détente, ils la miment en se foulant une couille au yoga bikram – tu as déjà assisté à cette hallucination collective ? Trente CSP+ dans 50 m2, transpirant comme des boeufs par 40 degrés sur des tatamis glissants de leurs sueurs propres, affûtés dans des shorts de 15 grammes de tissu à 150 balles pièce, pas un sourire, pas un mot, tendus comme des actionnaires qui doivent se mettre sur leur tête pour remporter le marché du cool. Et bien, tu devrais. Tu ajouterais cela à ta longue liste de raisons valables de lire des mecs comme celui que j’ai lu. Pour rectifier ces assemblées malades d’elles-mêmes. Plus capables, plus simplement capables d’admettre qu’il y a un problème plus profond, tout au fond de leurs tripes. Un gros, grand, gras problème, qui rampe, prolifère et étouffe toute la lumière qu’ils n’apprennent même plus à rechercher.

Mais oui, il était bien, ce petit roman sauvage.
Cela parlait un peu de toutes les saloperies qu’on se fait et qu’on endure depuis qu’Internet est arrivé.
Il serait bien que cela cesse. 15 ans qu’on se noie dans le bain d’acide en hochant de mous « faut bien y être, faut bien vivre » avant de reprendre un coup de batte en ricanant comme une hyène qu’on a pas mal, les yeux partis, les membres désordonnés. Lui tente de le vider, le bain, à la petite cuillère trouée.
Avec quelques balles dans la tête et dans le parebrise.

Pour une fois qu’un imbécile regarde enfin le doigt… ces datacenters qui te servent et te desservent ta folie ordinaire, l’amplifient, la flattent.
Cela ne suffira pas, mais on s’organise.
Et cette seule promesse devrait vous inquiéter un peu,
le temps d’un café (oh padre, tu la lâches ton étude sur Baudelaire, il arrive, ce café ?).

Dans son livre, ils en boivent trente d’affilée, jusqu’à macérer, crever leurs ventres d’ulcères dont on ne peut plus, comme c’est pratique, tels nos cancers, définir l’exacte provenance, tout étant avarié, de toute façon.

Enfin c’était bien. De l’énergie pour se débattre.
J’y repense.
On s’organise, cellules seules se bouffant le nez,
Pleurant dans l’alcool, aigres dans le grand âge.
Y a qu’à croire qu’il se passe quelque chose.

Pour ce que ça coûte.

***

Mais si, évidemment que je vais vous le dire, quel est ce livre : c’est la petite Vérol, le grand Ludo, Léonel Houssam quand ça lui chante, et la trace de dents sur ton mollet, c’est Datacenter*, tu vérifieras peut-être par toi-même, un jour, que c’était bien écrit, bien mené. Et suffisamment pertinent pour que j’y repense plus qu’à la moitié des bouquins que j’ai lus l’année dernière.

Et pourquoi je repense à cette lecture d’il y a quoi, dix-huit mois, tiens, après ma petite diatribe sur les hommes incapables d’admirer ? Parce que plusieurs choses m’ont frappées dans l’attitude en ligne de ce Léonel, même si j’y touche de loin, et sans vraiment d’assiduité : en particulier, à quel point il se rapprochait sans doute le plus du type qui admire vraiment sa femme – elle est plasticienne et principal sujet de ses propres montages photos, et, si je ne connais aucun secret de leur alcôve et ne suis dupe d’aucune histoire prétendument immaculée, je trouve assez large la manière qu’ils ont de partager l’espace.

C’est qu’il a si souvent fallu enterrer profond sa grandeur, la souiller, la raboter pour qu’elle soit admise en une société qui se félicite de ses errances, de ses lacunes, qu’on a compris, au fond, que les postures les plus outrancières sont sans doute les plus garantes de ce dont on va véritablement, et urgemment, avoir besoin. De l’absolu, du premier degré, du sérieux, de l’irrévérence systématique, de la rage à contre-courant, une alliance profonde avec les rares, qui se passe de décorum, une tenue et un refus de glisser. Descendre de sa putain de croix, et refuser poliment d’y remonter. Personne nous clouera ni les mains ni les pieds ni la gueule : avise-toi de tenter de nous faire disparaître : on saura toujours se retrouver et conserver, nous, la flamme en laquelle il y a bien longtemps que, sous tes oripeaux d’enfant de chœur, tu ne crois plus.

Il n’y a donc qu’une unique solution pour purger le monde de tout ce cirque engluant : retrouver la couleur d’origine et brûler les centres de données. À toi de ne saisir que le sens littéral, ou celui, périphérique, où se tient celui qui écrit.

 

*Leonel Houssam, Datacenter, avec les photos de Yentel Sanstitre, Éditions du Pont de l’Europe, 2017.

 

 

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