« En cet instant même, poursuivit-il, il se passe les horreurs les plus épouvantables dans tous les coins du monde. Il y a des gens qui se font écraser, taillader, désentripailler, mutiler; leurs cadavres pourrissent et leurs yeux se décomposent avec le reste. Des hurlements de douleur et de peur vibrent à travers l’air, à la vitesse de trois cent trente mètres par seconde. Après s’être propagés pendant trois secondes, ils sont parfaitement imperceptibles. Ce sont là des faits lamentables; mais en jouissons-nous moins de la vie ? Non, bien certainement. Nous éprouvons de la sympathie, sans doute, nous nous représentons en imagination les souffrances des nations et des individus, et nous les déplorons. Mais, après tout, qu’est-ce que la sympathie et l’imagination ? Bien peu de chose, à moins que la personne pour qui nous éprouvons de la sympathie ne soit impliquée de près dans nos affections; et même alors, elles ne vont pas bien loin. Et c’est là une bonne chose; car si l’on avait l’imagination assez vive et une sympathie suffisamment sensible pour comprendre et ressentir véritablement les souffrances d’autrui, on n’aurait jamais un instant de tranquillité d’esprit. Une race véritablement sympathique ne connaitrait seulement pas la signification du bonheur. Mais heureusement, comme je l’ai déjà dit, nous ne sommes pas une race sympathique. Au début de la guerre, je croyais que je souffrais réellement, par l’imagination et la sympathie, avec ceux qui souffraient physiquement. Mais au bout d’un mois ou deux, je fus obligé de reconnaître qu’en toute honnêteté il n’en était rien. Et pourtant, je crois avoir une imagination plus vive que la plupart des gens. On est toujours seul dans la souffrance; c’est là un fait déprimant quand on se trouve être celui qui souffre; mais il rend possible le plaisir pour le reste du monde. »
Aldous Huxley, Jaune de Crome [Crome Yellow, 1921], traduit de l’anglais par Jules Castier,1981, Editions 10/18, pp 141-142.