« Avec de la chance, vous tomberez, un jour de votre vie, dans une impasse totale, ou, pour le dire autrement, vous arriverez à un carrefour: à droite, c’est l’enfer, à gauche, encore l’enfer, et, en vous retournant, toujours l’enfer. Pas moyen d’y échapper. Rien ne peut plus vous satisfaire, c’est alors que vous apercevrez au fond de vous-même ce que vous avez toujours désiré et que vous n’avez jamais pu trouver. Sinon, vous n’arriverez à ce moment qu’à l’heure de votre mort et vous serez toujours en manque sans plus pouvoir rien obtenir. Nous sommes des êtres doués d’une grande dignité que nous perdons irrémédiablement en faisant n’importe quoi. Si nous voulons grandir et devenir des hommes véritables, il faut regarder la mort avant de mourir et voir ce qui se cache derrière le décor.
Notre culture nous met à l’abri en nous persuadant que tout va bien. En même temps, le manque intérieur nous pousse à chercher ailleurs et nous tourner vers l’Orient en quête de vie spirituelle. Autrefois, c’était vers les grandes religions orientales, aujourd’hui c’est vers les ethnies les plus obscures. Mais nous sommes des Occidentaux, et plus nous allons vers l’Orient, plus nous sommes divisés intérieurement, apatrides dans notre propre patrie.
Une chose ne nous a jamais été dite : à la racine de la civilisation occidentale, se trouve une tradition spirituelle fondée par de vrais mystiques qui ont ensemencé notre culture et donné sa forme à notre monde. Ils sont nos ancêtres. Dans leur sagesse, ils ont posé les fondements de ce qui fait le monde d’aujourd’hui : physique, astronomie, chimie, biologie, rhétorique, logique.
Ils savaient qu’ils seraient incompris et qu’ils parlaient à des enfants qui allaient tout gâcher selon leur fantaisie. C’est en effet ce qui est arrivé. Les noms sont à peine connus. Les fragments de leur enseignement sont entre les mains de quelques savants qui en gardent les clefs. Il est important de renouer avec cette tradition. Nous n’avons aucun besoin d’une autre culture, ce dont nous avons besoin est de tenir dans nos mains ce qui est enfoui dans nos racines. Le prix à payer sera la résolution de nous transformer. Rien de moins. (…)
Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui s’intéressent à la disparition des espèces que le monde occidental est en train d’exterminer, mais nul ne remarque la plus extraordinaire de ces disparitions, celle du savoir de ce que nous sommes. Le savoir qui nous manque est celui du passé, le passé que nous sommes. Nous n’avancerons vers le futur qu’en faisant face à notre passé, en devenant ce que nous sommes. Commençons par ceux qui sont les ancêtres de nos ancêtres. »
Peter Kingsley, Dans les antres de la sagesse, Etudes parménidiennes, Les Belles Lettres, 2007, incipit.
« Beaucoup de témoignages nous montrent combien, dans les cercles pythagoriciens, on appréciait l’individualité et la liberté créatrice. Cela peut nous sembler paradoxal. Nous sommes tellement habitués à juger les groupes ou les sectes religieuses comme produits par des conditionnements qui rendent leurs membres passifs. Mais ce n’était pas le cas chez les Pythagoriciens. Il faut savoir que devenir un pythagoricien ne consistait pas à apprendre ou non quelque chose. Cela mettait en cause les aspects de l’existence humaine si éloignés de l’expérience ordinaire que l’on doit les décrire en termes négatifs bien qu’ils n’aient réellement rien de négatif : tout ce que nous redoutons le plus, faire face au silence, s’arrêter et abandonner les opinions et théories auxquelles nous nous accrochons pendant des années sans rien trouver pour les remplacer. Toute la vie était mise sens dessus dessous, en dehors d’elle-même. Au cours de ce processus le lien entre maîtres et disciple était essentiel. C’est pourquoi on disait que c’était une relation de père à fils adoptif. Votre maître devenait votre géniteur, comme par l’initiation dans les mystères. Devenir un pythagoricien signifiait être adopté et faire partie d’une grande famille. (…) Derrière ces choses spécifiques, se cachait le point central, le fait que le maître ouvrait un chemin vers quelque chose au delà de lui. Et derrière le maître, venait tout le lignage des maîtres, l’un derrière l’autre. L’enseignement était transmis de génération en génération, souvent dans le secret, et quelquefois dans des circonstances très difficiles. Le résultat était complètement paradoxal. La vie et même la mort étaient livrées au maître, sans l’être vraiment. L’initié devenait une maille dans un large réseau, dans lequel il trouvait une créativité extraordinaire. Il devenait membre d’une famille très intime et totalement impersonnelle. »
Idem, page 146.