« Vous avez pas peur toute seule ?
Un peu. Des fois. Pas vous ?
Oui m’dame. J’ai toujours eu peur. Même quand y avait personne d’assassiné nulle part. »

Peut-on présenter le moindre roman de Cormac McCarthy sans utiliser « ténèbre », « noirceur », « violence » ou autre « désespoir » ? Après Un enfant de Dieu qui m’avait sidérée de longues semaines avant de me faire cracher un texte étrange, et plus récemment Le Passager, qui me tient encore interdite et médusée, il m’a fallu quatre mois pour ne plus ressentir de vive douleur à la seule évocation de L’Obscurité du dehors. Une douleur lancinante et paralysante, de chagrin, rejet et révolte mêlés. Je tournais cette question dans ma bouche avant d’oser témoigner : sans complaisance, tâtonner dans la poix de l’impitoyable univers de McCarthy qui est tout sauf un jeu peut-il faire de nous de meilleurs éclaireurs ? C’est à souhaiter, car chacun de ses romans est un piège mortel qui ne vous veut pas nécessairement de bien. Soyons donc prévenus : McCarthy nous attend froidement dans une mansarde délabrée à la dérive d’un sentier escarpé, la porte grince longuement si nous la poussons trop craintivement puis se referme sur nous et éteint toute lumière. Il n’est plus qu’à y écouter le battement affolé de notre cœur, le bruit sourd de nos viscères, nous confronter à la Grande Peur, comme enterrés vivants, toucher la paroi gluante et glacée d’une abjection qui ne sèchera sous aucun soleil. Le souterrain de la confrérie des aveugles dans Héros et tombes, de Sabato, voilà la pièce malsaine et comme interdite dans laquelle nous devrons tenir durant toute la lecture de L’Obscurité du dehors.

Rinthy, tout frêle bout de jeune fille démunie – entendons ce qualificatif comme « sans munition », d’une innocence tremblante et sans cesse menacée comme la flamme sous la pluie – donne naissance seule dans la cabane qu’elle partage avec son frère à un nourrisson qui sera abandonné le soir-même dans le bois. Ce bébé porte sur lui l’infamie d’une union contre-nature. Malgré les dires de son frère qui lui assure qu’il est mort-né, Rinthy, inconsolée, fugue pour tenter de retrouver son tout-petit, portée par un instinct farouche et un amour qui ne veut pas céder au misérable entourage où toute joie est mouchée en l’instant par un ciel sans merci et une terre qui recouvre tout. La voix de son errance bouleversante dans un Sud arriéré croise celle de la quête urgente du frère à sa poursuite, les deux comme condamnés par avance par l’ombre italique de trois bandits sortis droit du Chaos et qui entendent bien y précipiter tous ceux qu’ils croisent.

« On dirait que tout ce que j’trouve va se cacher quelque part sous terre et après il faut que j’aille le rechercher. »

À l’heure où son pays s’enlisait dans la guerre du Vietnam – plus de 16 000 soldats périront cette seule année 1968 où parut pour la première fois Outer Dark –  que Martin Luther King tombait sous les balles et que pointaient les illusions de l’amour libre et du pouvoir des fleurs, Cormac McCarthy illustrait cette réalité implacable : une innocence sans armure se livre elle-même au saccage.

L’Obscurité du dehors n’est pas un roman de désespérance, c’est bien pire que cela. C’est le roman injuste de l’amour inconditionnel et de l’espoir endurant égorgés par la main d’un écrivain bourreau qui prévient de ce qui rôde et nous met en situation. Mère par deux fois, ayant éprouvé l’épouvante de donner naissance dans une lutte interminable où la mort se rapproche et vient tenter son coup, je n’ai pas su lire ce roman sans convulser de malaise, ni tomber à genoux en moi-même. J’ai retrouvé dans ces lignes funèbres, aux envols saccadés de terreur, les yeux d’un homme qui semble avoir enfanté lui-même chacun de ses textes dans ce paroxysme organique suintant, puant et hurlant où prier ne sert plus à rien : le passage est ouvert, nul ne peut plus empêcher ce qui vient. Et nul autre encore n’a mieux décrit les déchirements d’une jeune parturiente, et les affres interminables des suites d’une naissance que cet homme viril et bourru, surprise de taille. Rinthy, debout trop tôt pour chercher l’enfant, traîne avec elle un corps gonflé de ce qu’elle a à offrir, qui la menace d’éclatement et d’infection, elle s’épuise, mal remise, mais ne renonce pas. McCarthy sait ce qu’il en coûte de donner la vie, et sans doute, de la reprendre. Il n’y a aucun passage entre les morts et les vivants qui soit anodin, et le fracas qui ouvre une femme en deux pour en faire sortir le jour est le même qui viendra la recoudre sur sa dernière nuit. C’est en cela que l’épouvante de L’Obscurité du dehors est primordiale, et nécessaire. Il n’y a rien de gratuit à rappeler de quels caillots de sang sont pavées nos tristes routes et que la purulence d’un mauvais accouchement égale en reine celle des âmes dangereuses qui lui ont survécu.

Pour passer ce livre, il faudra aussi monter à cheval. Ce magnifique psychopompe, figure centrale et décisive (comme chez Faulkner), décuple les visions mythologiques de cauchemar en apparaissant, emballé et indomptable, aux plus décisives traversées, comme sur ce bac lâché dans une rivière folle, aux câbles claquant et arrachant tout sur leur passage, image dantesque reprise – sans doute – à l’homérique traversée d’une rivière en crue par la charrette portant le cercueil d’Addie Bundren dans Tandis que j’agonise.

« Il faudrait avertir un aveugle avant de l’envoyer par là » (dernière phrase du roman)

Il n’est pas possible – et c’est sans doute là l’une des marques de la plus haute littérature – de conseiller, d’offrir ou même de se réjouir d’une telle expérience brutale. Ce roman sera un secret, partagé prudemment avec les initiés, ceux dont les tempes cognent et les ventres s’affament devant la tiédeur des temps confortables et menteurs. Ceux qui préfèrent toujours la lame d’une vérité nette qui tranche dans notre gras plutôt que le dos timoré d’une cuillère qui nous nourrit de vent. Chers confrères des livres au galop sans retour, ouvrez grand la porte de la maison des Holme, et osez affronter ce qui gagne souvent mais ne triomphe pas toujours, sauf si vous renoncez.
Que les cavaliers moins confirmés passent leur chemin : vous n’êtes pas prêts.

Cormac McCarthy, L’Obscurité du dehors [Outer Dark, 1968], traduit de l’anglais [États-Unis] par François Hirsch et Patricia Schaeffer, Actes Sud, 1991 [Points, 1998], p 226.

Pour poursuivre la route ensemble...
Ciel de mère

Ils ont respecté le pacte. Ils n’ont pas touché à mon fils. Ils reviennent pour me prendre.

Voyage avec les déjà-morts – Tandis que j’agonise, de William Faulkner

Souvent, leur langue bute comme la bêche dans un terrain aride, elle se rend, ne termine pas ce qu'elle commence « comme un petit garçon, dans le noir, pour se donner du courage, qui s’effraye tout à coup de son propre bruit. » 

La Réaction

Ce que je constate sur ma route, que j’ai donc prise très jeune la mort dans l’âme comprenant bien que je ne trouverais aucun répit immobile, c’est la multitude de bourgs que j’ai déjà traversés, sans éprouver la nécessité d’y séjourner plus longtemps.

Putain de mort ! de Michael Herr : Paint it war

Don’t give a damn while I laugh at myself don’t give a damn to the words of a whore It’s seven years I hate you  Pink Turns Blue, Seven Years. « Les femmes aiment la guerre car elles n’y meurent jamais. » Un homme.   Il y manque les odeurs, la mort > Lire plus

Au cirque Mange-tes-morts

A l'heure fixe, une voix grille les derniers fusibles pour nous indiquer de prendre nos places, par une guérite découpée dans un camion, trop haute pour qu'on y accède. Un promontoire dessoudé, qui servira à la démonstration ultérieure du dromadaire juvénile, nous est proposé pour nous hisser à la hauteur > Lire plus

Sur la digue | Hugo von Hofmannsthal

  On évoque souvent la murène du Romain Crassus. […] lorsque Crassus l’appelait, elle reconnaissait le ton de sa voix et elle nageait vers lui. […] Crassus alla même jusqu’à la pleurer et à l’enterrer lorsqu’elle mourut. Un jour que Domitius lui disait « Imbécile, tu pleures la mort d’une murène », > Lire plus

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