Ambrose Bierce, fils de pionniers, a 19 ans lorsque la Guerre civile américaine éclate. Engagé volontaire auprès des Nordistes, il devient rapidement officier puis lieutenant, avant d’être blessé et finalement démobilisé en 1865. Définitivement tanné par les scènes de carnage auxquelles il participe, il part à Londres proposer ses textes courts, satiriques et très noirs, forme dont il deviendra le maître incontesté avec Edgar Allan Poe. C’est sans compter le farouche mépris que lui opposent les Anglais, comme à toute littérature américaine d’alors. Il rentre au pays, se place sous l’égide du magnat de la presse Hearst et reçoit un accueil triomphal pour un recueil de nouvelles héritées de son expérience de combat. Tales of Soldiers and Civilians,  également appelées In The Midst of Life, traduites intégralement en deux volumes chez Rivages [En plein milieu de la vie]  et dont sont issues les quatorze nouvelles formant ces Histoires macabres et flegmatiques de la Guerre de Sécession, forgent sa réputation de nouveau prodige. Son Dictionnaire du Diable, mondialement reconnu, paru peu après, le grave dans le marbre des légendes américaines. Sa propre fin n’est pas étrangère à la fascination qui entoure l’écrivain : l’amateur de mystères lugubres disparaît fin 1913 au Mexique, après avoir semble-t-il rejoint une autre Révolution civile, celle de Pancho Villa. On ignore toujours quel fut son sort, et s’il fut aussi ignoble et brutal que celui qu’il réserve aux protagonistes variés des pages qui nous intéressent. Carlos Fuentes tentera une piste dans Le Vieux Gringo.

Histoires macabres est le moins qu’on puisse dire. L’entrée en la matière avec la nouvelle Chikamauga (littéralement Rivière de la mort, et théâtre d’affrontements réels) vous en donnera le ton certain. Un petit garçon se perd dans les bois derrière chez lui et rencontre une masse rampante et menaçante qu’il suit jusqu’à la rivière où il comprend enfin qu’il s’agit de soldats mutilés se traînant tant bien que mal les uns sur les autres vers l’eau où la plupart finissent noyés. Terrifié, il rejoint enfin sa maison, pour la retrouver dévastée. Je n’en dirai pas plus, Bierce étant un maître absolu de la chute qui participe très efficacement à dévoiler d’un coup sec la dernière horreur après l’horreur d’une épouvante qui ne finit jamais et dont il ne semble jamais rien inventer.
Nous comprenons bien vite que les morts le révulsent et qu’il ne les nimbera d’aucun honneur, ni d’aucune gloire : la pourriture et les membres arrachés, les faciès grimaçants et les attitudes au moment de l’affront ou au-devant une fin annoncée dissonent trop aux côtés des discours d’officiels arrogants. Contre ces cadavres, il ne conçoit, comme l’un de ses personnages, qu’un vif ressentiment tant il ne revient pas des formes les plus abominables que la Camarde prend pour éteindre autant d’êtres en si peu de temps. Ne s’éloignant jamais de son flegme très inspiré des Britanniques, il touche au génie en distillant exactement la bonne dose de tragédies intimes liées à la plus grande, jusqu’à faire « s’agenouiller devant un chef d’œuvre de la guerre civile » un frère ayant abattu le sien sans le savoir. En ces pages, surnaturellement ou non, tous seront frappés. Tous mourront. Et les témoins en conserveront longtemps une fable stridente qui débordera, et de loin, la seule littérature de genre.

*

« Quiconque a connu par expérience la sinistre conspiration de la nuit, de la solitude et du silence au cœur d’une vaste forêt, sait qu’elle devient un monde entièrement différent où tous les objets, même les plus banals et les plus familiers, revêtent un aspect étrange. Les arbres se groupent autrement; ils se rapprochent davantage, comme s’ils avaient peur. Le silence même a une autre qualité que le silence diurne : il est plein de murmures à peine perceptibles, de murmures qui font tressaillir, fantômes de bruits morts depuis longtemps. Il y a aussi des sons vivants, tels qu’on n’en entend jamais de semblables en d’autres circonstances : notes d’étranges oiseaux de nuit, cris de petits animaux qui rêvent ou affrontent brusquement de furtifs ennemis, bruissement dans les feuilles mortes (peut-être le bond d’un mulot, peut-être le pas d’une panthère). Pourquoi ce craquement de brindille brisée? Pourquoi ce pépiement étouffé, apeuré, dans ce buisson plein d’oiseaux? Il y a des bruits sans noms, des formes sans substance, des translations d’objets qu`on n’a pas vus bouger, des mouvements dans lesquels on ne voit rien changer de place. Ah ! fils du soleil et de l’éclairage au gaz, comme vous connaissez peu le monde où vous vivez ! » p 74

Ambrose Bierce, Histoires macabres et flegmatiques de la Guerre de Sécession, traduit de l’anglais (Etats-Unis) & introduit par Jacques Papy, Grasset, 2020, 164 pages.

N.B. : Ce qui frappera le plus étant son étonnante proximité avec nous, comme si ces 132 ans nous séparant du texte n’avaient pas eu lieu. Il échappe avec sortilège à toute désuétude. Les amateurs des excellentes premières saisons de The Walking Dead, par exemple, meilleure série sur les horreurs de la guerre civile soit dit en passant – et alors que cela ne semble évidemment pas le sujet, sauront retrouver dans chacune de ces nouvelles un épisode qui aurait pu être inclus au montage final sans y apporter grand changement. Nul doute que les scénaristes connaissent leur Bierce sur le bout des doigts.

 

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