« Ils étaient là entassés à l’étroit, engeance déjetée, usée par les intempéries, avec des visages comme des lames affûtées, bourrés de ressort, de race, d’énergie. Leur langage était bref, à base surtout de formules toutes faites, haché et déchiqueté comme les gerbes de feu de leurs mitrailleuses, les mots bien frappés, terriens et vigoureux. Partout où des hommes se retrouvent dans le primitif, ce genre de langage renaît. »

« Nous avons vieilli, et comme les petits vieux nous aimons nos aises. C’est devenu un crime d’être davantage ou d’avoir plus que les autres. Dûment sevrés des fortes ivresses, nous avons pris en horreur toute puissance et virilité ; la masse et l’égalitaire, tels sont nos nouveaux dieux. Puisque la masse ne peut se modeler sur le petit nombre, qu’au moins le petit nombre se modèle sur la masse. La politique, le drame, les artistes, les cafés, les souliers vernis, les affiches, la presse, la morale, l’Europe de demain, le monde d’après-demain : tonnerre de masse. Monstre à mille têtes au bord des grands chemins, piétinant ce qu’elle ne peut avaler, envieuse, parvenue, mauvaise. Une fois de plus, l’individu a succombé, ses défenseurs naturels n’ont-ils pas été les premiers à le trahir ? Nous étions trop les uns sur les autres, nos grandes villes sont devenues des meules de concassage, des torrents de montagne qui nous laminent comme des galets frottés l’un sur l’autre. La vie est trop dure ; n’avons-nous pas une autre vie qui sautille ? Trop durs les héros ; n’avons-nous pas nos héros sautillants des salles obscures ? Comme c’est beau tout ce monde glissant sans un bruit. On se carre dans un fauteuil rembourré, et tous les pays, toutes les aventures voguent par le cerveau, formes légères et nettes comme un rêve d’opium.
Et l’homme est bon. Sinon, comment pourrait-on vivre à ce point les uns sur les autres ? Chacun le dit en parlant de lui-même. Personne n’a été l’agresseur. Tout le monde a été l’agressé. On a bardé la guerre de boniments pour lui donner un goût passable. Au guerrier authentique, à l’homme d’action, limité mais parfaitement droit, tout cela inspirait un dégoût viscéral. Il est sûr que la brutalité n’a jamais paru plus vile que sous cette défroque de chiffons, ce mince badigeon de soi-disant culture.
Certes il y eut des temps plus cruels. Lorsque des despotes d’Asie, lorsqu’un Tamerlan poussait à travers pays la nuée ferraillante de ses hordes, devant eux c’était l’incendie, dans leur dos le désert. Les populations de villes gigantesques étaient enterrées vives, des crânes ensanglantés s’amoncelaient en pyramides. On pillait, violait, brûlait, ébouillantait avec une ardeur passionnée.
Malgré tout, ces grands étrangleurs sont plus sympathiques. Ils agissaient selon leur nature. Tuer était leur éthique, comme l’amour du prochain pour les chrétiens. C’étaient de féroces conquérants, mais aussi charpentés et complets dans les apparaître que les Hellènes dans le leur. On y trouve le même plaisir qu’aux fauves éclatants qui, la flamme de l’audace aux yeux, jaillissent des jungles torrides. Ils étaient parfaits dans leur genre.
La perfection. Voilà le point qui ressort. Tout pénétrer dans son aspérité propre, jusqu’aux confins de son pouvoir, modeler le donné de sa forme à soi. (…)

Il est profondément significatif que ce soit justement l’existence la plus forte qui se sacrifie le plus volontiers. Mieux vaut s’abîmer comme un météore, dans une gerbe d’étincelles, que s’éteindre à petit feu vacillant. Le sang des lansquenets ne cessait d’écumer sous les pales tournoyantes de la vie, et pas seulement lorsque l’ivresse de fer du combat les emportait sur la crête des vagues. Il leur fallait exprimer et façonner une vie sauvage et violente, telle qu’elle sourdait continûment en eux depuis les profondeurs. Si jeunesse et virilité leur tenaient lieu d’ivresse et de flamme, le combat, le vin et l’amour les chauffaient à blanc, jusqu’à courir follement à la mort. Chaque heure exigeait d’être remplie, les jours leur coulaient entre les doigts colorés et brûlants, comme les perles d’un chapelet de feu qu’il leur fallait égrener jusqu’au bout pour remplir leur propre mesure. »

Ernst Jünger, La guerre comme expérience intérieure (1922), traduit de l’allemand par François Poncet, Christian Bourgois, 1997.

 

 

 

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