Sur l’ébène et l’ivoire est gravé le même sombre destin.
Proverbe arabe

« Ecoute, quand tu as le temps, tu devrais noter tous les jours des impressions vivaces de ton pays pour en faire – à la Conrad – quelques nouvelles. Garde la main en notant dans ton journal toutes les petites choses significatives. Des nouvelles – à la Conrad – de la vie là-bas t’immortaliseraient. J’en suis sûr. » Lettre de John Cowper Powys à son frère Llewelyn, 28 février 1916.*

Encourageant par ces mots son jeune frère favori, « Lulu » comme il le nomme, le plus célèbre Powys, John Cowper, sait l’or qui ressortirait de ces notes, pour avoir déjà lu Llewelyn, et encouragé de sa part une « confession » qui paraîtra la même année, en 1916, sous le titre Confessions of two brothers **

Llewelyn est en Afrique depuis deux ans, dans une ferme de l’actuel Kenya tenue par leur jeune frère Willie qui l’a appelé à l’aide pour des travaux agricoles qu’il peine à supporter seul… exactement au même moment qu’une certaine Karen Blixen qui vient de s’établir, elle, à Mombasa et y écrira plus tard sa Ferme africaine qui, bien entendu, comporte de nombreux échos avec le présent recueil (se connaissaient-ils ? Rien ne l’indique dans le livre de Powys, dans tous les cas. Mais ils subirent passablement les mêmes revers). Llewelyn, qui avait déjà vécu en Amérique avec son frère John, accepta le défi de l’aventure pensant pouvoir y soigner ses mauvais poumons. C’est avec épouvante qu’il découvre ce pays de soleil et de sang, d’une beauté impossible à regarder en face sans en payer le prix.

« Le soleil inhumain flambait impitoyablement sur cette scène équatoriale, la tête bizarre et forcenée du zèbre, les vautours au plumage terne, et l’étranger blanc qui arrivait à cheval. Elle était là, au-dessus de tout, cette boule de feu sphérique – l’œil même du dieu de l’Afrique – jamais lassée de prendre garde à tout ce qui advient à la surface de ce continent tragique. » (p 50)

Lorsque Willie décide de s’engager pour combattre l’Afrika Korps, la Première Guerre Mondiale faisant alors rage, Llewelyn se retrouve, démuni mais tenace, seul face aux réalités crues d’une vie bien éloignée de ses aspirations. « Pas une petite affaire pour un tuberculeux naturellement attiré par les livres d’être soudain appelé pour tuer un léopard enfermé dans une boîte piégée. » p 205

De ces cinq années éprouvantes, il tire deux livres : d’abord Ebony and Ivory, recueil de nouvelles qui paraîtront en 1923, faisant se répondre une succession de vignettes sordides, insolites et violentes de la partie « ivoire » de son monde, le Pays de Galles, tantôt autobiographiques, tantôt rapportées, à celles non moins brutales et poignantes de la partie « ébène » qu’il découvre au Kenya. Bien heureux le lecteur qui pourra, assommé par l’étrangeté de cette brève mais fracassante entrée en littérature (il faut lire au moins « La Torcol » et sa fillette à déchirer le cœur qui éteint toute possibilité de lumière et penser que, peut-être, Cormac McCarthy l’aura lu aussi), bien heureux donc qui pourra encore imaginer le « blanc » plus civilisé et moins miséreux que le « noir », Llewelyn observant froidement la famine et l’horreur près de chez lui autant que sous d’autres latitudes.

« Tuer ! Tuer ! Tuer ! Voilà ce qu’il fallait faire pour s’accorder au rythme de l’Afrique, ce rythme inexorable, la cadence la plus sublime qui puisse être entendue quand l’échine est brisée et la gorge tranchée. […] Tuer ! Tuer ! Tuer ! Tel est le commandement de l’Afrique et plus on l’exécute avec assiduité, plus on est en harmonie avec l’environnement de l’équateur où les lois de la nature, en pleine lumière, ont mis bas le masque. J’ai vite compris cette règle. Retenir sa main équivalait à une mort certaine.
Mieux valait frapper des deux mains. » (p 177)

Sous une plume incorruptible et amère, désespérée mais vibrante, il poursuit son exploration des sensations contradictoires que lui inspire ce continent avec Black Laughter, non moins étrange, déjà puissamment naturaliste pour l’attention portée d’abord aux chaînes du vivant interférant entre elles, pour ses descriptions fiévreuses d’un environnement où tout et tous peuvent mourir en quelques heures, soumis à la tyrannie des hommes entre eux, la bestialité égale des indigènes et de ceux qui se targuent de les civiliser, la terreur de la sécheresse, des incendies, des maladies et des attaques de bêtes sauvages qui fondent sur le misérable coin de ferme que l’on tente de maintenir viable.
D’abord sidéré par ce à quoi il assiste, puis résigné à prendre une place peu glorieuse dans le tableau, déterminé à témoigner, pressé de quitter l’enfer tout en le comprenant de mieux en mieux, s’y attachant et délivrant sa plume à la faveur d’une expérience aux confins, ou aux Grands Débuts de la Terre, Llewelyn Powys fait sentir les odeurs, la chaleur et le danger des lieux, en n’oubliant pas les effluves affreuses de la comédie humaine qui se rejoue sur n’importe quel continent. Finit-il par aimer autant que Blixen ces indigènes, ému par leur condition qu’il reconnaît pitoyable ? Un doute subsiste. Lui est plus sec, sur la défensive. Bien que luttant pour demeurer partial et ne se défaisant jamais de son regard naturaliste.

« À mesure que je comprenais mieux le swahili, je devins de plus en plus intéressé par les indigènes d’Afrique, ces êtres humains extraordinaires dont le corps semblable à une peau de serpent était recouvert d’une peau noire. L’odeur même qu’ils dégageaient était surprenante, pas désagréable, mais forte et piquante comme la fumée d’un feu d’herbes sèches en hiver. » (p 181)

Au gré des anecdotes et mésaventures rapportées, nous rirons parfois jaune, le rire de l’ivoire. Puis nous saisirons enfin cet affolant Rire Noir, qui n’a aucun semblable. De romantisme idéaliste, il n’y aura point, et de Joseph Conrad, beaucoup : du cœur battant des ténèbres, il aura entendu lui aussi le tambour. Il a failli plus d’une fois frapper pour Llewelyn Powys, mais émerger indemne de ces artères fut son exploit. Indemne ? mais certainement pas intact.

« Ce cri inhumain, criminel, ne sortait pas de la gorge d’un animal ! Pour mon imagination enfiévrée, il avait en lui à la fois l’angoisse torturée et la misère démente de l’âme noire avilie et outragée. Comme si un habitant de cet effroyable continent, frappé de démence, surgissant soudain sous les oscillations de la lune délirante, s’était trouvé contraint de formuler dans un hurlement d’épouvante tous les tourments que sa race maudite avait endurés. Quelque part dehors, là où oscillaient les branches hispides, je savais qu’un homme aux canines blanches découvertes montrait les dents en donnant libre cours AU RIRE NOIR. » (p 310)

Ces deux ouvrages sont aujourd’hui traduits par Patrick Reumaux, frère caché de la fratrie Powys qu’il connaît mieux que personne, discret mais distillant de temps à autres d’incisives et fort utiles notes de bas de pages, et assemblés en un volume unique. Il contient définitivement ce volet inoubliable et décisif de la vie de « Lulu » : quiconque l’ouvrira comprendra sa lumière létale.

« La veille de mon départ, je suis descendu sur la rive du lac Elmenteita. Ayant en poche le journal dont je me servais pour tenir les comptes des moutons, j’avais envie d’essayer de capter en quelques lignes de prose quelque chose de l’humeur sombre de ce pays. À cette époque-là, je portais souvent une chemise d’un rouge flamboyant. À midi, tombant la veste, j’ai continué d’écrire, la chemise exposée en pleine lumière. Il m’a bientôt semblé que le ciel au-dessus de ma tête s’obscurcissait. Les vautours étaient descendus. Ils avaient vu quelque chose de rouge, qui ne bougeait pas, et cela ne pouvait signifier qu’une chose pour eux – DU SANG ! DU SANG ! DU SANG ! C’était un événement qui allait comme un gant à la mesure de ce continent. Et, dans l’orbite de l’espace infini, l’œil jaune dément du soleil tropical continuait avec un aplomb malsain à fixer du regard la phalange emplumée de volatiles sans dieu qui tournoyaient au-dessus du renégat en fuite marqué au fer rouge, destiné – où qu’il aille – à porter sur le dos jusqu’à sa dernière heure la marque d’infamie des zébrures cinglantes de l’Afrique. » (p 331)

Llewelyn Powys, De l’ébène à l’ivoire (suivi du Rire noir) [1923-1925], traduit de l’anglais par Patrick Reumaux, Editions Klincksieck, 2023, 336 pages.

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*Citée dans John Cowper Powys, Esprits-frères, éditions Corti, 2001.

** Confessions de deux frères, traduit en français aux éditions Granit, 1992.

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