« Borgnes ou culs-de-jatte, nous avançons dans une forêt de signaux ténus et il nous faut être sensibles aux vibrations. C’est ainsi que nous devenons des prophètes. »

Tom, psychiatre à Tel-Aviv, reçoit dans son institution Roshan, Palestinienne désespérée, en plein déni de grossesse. Avec Héphraïm Steiner, harpiste juif et paranoïaque, ils vont tous trois lier une relation aussi complexe que profonde, s’interrogeant avec l’écrivain sur le pouvoir et la place du langage et des origines dans la quête éternelle et douloureuse des êtres sensibles : entrer en contact avec l’autre, plonger dans les eaux du mystère et surmonter l’infranchissable. Un admirable roman, ambitieux et fascinant.

« Mais ce que je ressens en cet instant est essentiellement de l’amour. L’élan vers l’autre, l’attention portée à autrui me conduit au bord du malaise, à une sorte d’écœurement qui ressemble à un trop-plein presque suave.
Cet après-midi en ville, j’ai éprouvé ce même amour, subi cette même bouffée, en considérant l’objet le plus banal qui soit : le tronc pâle et bosselé d’un platane sans feuilles sur l’avenue vide
. »

Obsessionnel et truffé de trésors qu’on n’épuisera sans doute pas à la première lecture, La nuit est mon jour préféré s’appréhende comme un long vertige littéraire et sensuel. Il laisse l’impression durable que promet sans trahir toute confrontation de bonne foi à une entreprise ambitieuse et fascinante par son audace. En quelque sorte, nous sommes confrontés, comme son narrateur Tom, à une expérience qui n’a même rien de séduisant, jusque dans la langue dégraissée que choisit Cécile Ladjali : l’expérience de l’écoute tendue dans le noir. Depuis le ventre de sa mère qui lui fait entendre l’innommable, après le coma accidentel de sa sœur jumelle, tout en ne lui prêtant, à lui, aucune attention, Tom absorbe le mauvais sang, le soleil noir. Né en Israël, d’un père qui rejoint la cause palestinienne et en meurt, il voudra devenir le réparateur des transmissions cassées, de ceux qui n’arpentent plus aucun chemin commun, et dont les voix ne chantent plus que pour elles-mêmes : le sauveur des malheureux et des fous. Mais qui peut-on sauver quand on a si peu de musique à offrir ?

« Je veux être le jasmin qui s’éprend du grand cèdre. »

Séparé d’une fiancée froide, il tient sans tenir, dans une existence de plus en plus laborieuse, jusqu’à l’arrivée dans son unité de l’Amour. Un amour impossible, puisque non partagé. Roshan est Palestinienne et déteste ce que représente Tom. Elle vient d’apprendre une grossesse non désirée quelques semaines seulement avant son accouchement. Elle veut mourir, et faire mourir l’enfant avec : elle vient donc d’être internée à Tel-Aviv pour son bien. Sa famille n’en veut plus à Ramallah. Dans cette même unité, Héphraïm Steiner, 80 ans, n’est pas fou. Il assure être guéri. Juif, harpiste, il semble en savoir plus que son propre psychiatre sur les mystères de l’esprit et le convie régulièrement à des dialogues qui n’ont pas pour les deux hommes la même saveur. L’un écoute « de métier » mais ne retient pas, l’ancien consigne tout ce que lui dit le médecin et s’en fait une sorte de mémoire maudite.

« Le soliloque est délétère. La parole de l’être aimé enrichit la nôtre. »

Grand roman perdu d’avance entre les membranes invisibles qui isolent chaque être humain des autres, La nuit… est un bijou de lumière qui se débat dans l’infini de l’univers (il y est beaucoup question de la perte de liaison avec la navette Soyouz), au fond des océans (où l’un des personnages pratique l’apnée), lieu de liberté, et donc de mort et d’amour – ces seuls états parfaitement libres, ou encore dans des piscines à débordements ou des bassins japonais qui imitent la nature en la trahissant, et injurient par leur abondance surjouée les terres arides sur lesquelles aucun filet d’eau ne court.

Texte à mythologies imbriquées et à effets de miroir, il ne renonce jamais à tisser et comprendre les harmonies que toute existence au contact d’une autre délivre, cette partition décisive qui, une fois déchiffrée, nous convoque au sommet. Un grand roman qui aurait échoué s’il n’avait été la production que d’une tête bien faite, l’érudition de Cécile Ladjali n’étant pas un mystère, mais qui en « visant le cœur », touche et transforme, n’ayant pas décidé de laisser la moindre chance au lecteur. Elle va essorer son cœur avec une ferme douceur jusqu’à ce qu’il rende le pus qui l’encombre.

« La villa de ma mère est un lac d’eau morte à la surface duquel tremblent des fantômes, semblables à ces feux follets que l’on voit la nuit dans les marais, aux abords des réserves d’eau pourrie. »

Cette perte de repères, nous n’y consentirons pas à tous les instants, cependant, car la tentative de l’auteur de se résumer, par la bouche de son narrateur, pour immobiliser une pierre sur laquelle se hisser, paraîtra lourde au lecteur jaloux des subtilités qu’il  parvient à excaver lui-même de son dialogue avec le texte. Qu’importe, ce roman agit comme une saignée. La pression de notre attente immodérée envers la vie s’écoule lentement par les brèches proposées, et nous saisissons la main tendue avec reconnaissance : Cécile Ladjali, en choisissant de terminer comme elle l’a fait son incroyable périple parmi les embûches les plus salissantes de l’enfance sacrifiée d’un homme qui aime « pour rien », au milieu d’un conflit politique et religieux qui le dépasse mais qui ne peut être évacué, nous offre la vérité.

Pas celle qui désire régner et convaincre, pas celle qui peut être scientifiquement démontrée, non plus que celle de la foi, avec laquelle il est inutile de vouloir converser. Elle nous offre la vérité nimbée de joie d’une parole qui a marché, devant nous. Que nous avons entendue, éperdus d’attendre qu’à son tour, elle nous entende et nous prenne avec elle. Une parole devant nous, qui s’est retournée.

Cécile Ladjali, La nuit est mon jour préféré, Actes Sud, 2023.

 

 

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