« Sauvage [l’une des possibles définitions] : lieu difficile et dangereux, que l’on pénètre à ses risques et périls, où l’on dépend de ses propres capacités et où il n’est pas question d’attendre de l’aide. »
Nous chercherons des réponses dans la profusion de ces pages-jungle constituées par quinze ans de conversations, conférences et essais, mêlant réflexions écologiques et spirituelles mais aussi poétiques, politiques et scientifiques, et nous les trouverons. Il s’en dégage une véritable proposition « pratique », qui tient, pour la plus grande part, largement debout, et quand elle se couche, germe encore de possibles ramifications nourricières. J’en retiens, entre autres essentiels, ceci :
*l’une des sources de la distinction entre la nature et le sauvage (le sauvage étant ce qui nous intéresse uniquement ici).
*la proposition d’une discipline intellectuelle toujours accordée au travail qui contraint sainement à l’expulsion (triomphante ?) d’une énergie radicale dans sa grâce.
*l’aspiration à une sortie dehors, un pas de côté, une autonomie pratiquée, mais pour tendre vers un indispensable et un régulier « retour » afin de rapporter de ces expéditions intimes ce qui fera rayonner le foyer, la communauté, le réseau et y participera activement. La notion de retour est centrale chez Snyder. Point de fuite en avant. On défriche et on rentre.
*il n’y a pas d’itinéraire dans l’espace sauvage, aucun chemin pour « y aller ». Il faut « s’y trouver » en convoquant les dispositions d’esprit qui nous y aideront.
Mais tout y est roboratif, rudimentaire, généreux, facétieux. Difficile, sans doute impossible, donc exceptionnellement joyeux. Pardonnez, monde en larmes, mon sourire. Il n’est pas dirigé contre vous.
J’ai lu Snyder comme on encaisse une accélération de particules qui vient recomposer avec fulgurance un noyau tenace, incessamment défragmenté pourtant par les coups de battes des tyrans techniques. Pleine, repue, à cet instant précis vulnérable comme l’anaconda qui vient d’ingérer son cervidé, je levai les yeux vers l’écran où le curseur attendait, impassible, battant tambour sur le grand blanc. Je lui répondis ceci : « D’accord. Recommençons encore. Encore. Je ne suis sans doute, en cette vie, que la secrétaire du grand chaos. Il n’y a pas de vacances pour elle. Je dois retourner frapper ces mots pour qu’ils restent. C’est « Tout ». Recommençons encore. »
Alors les voici.
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« Sauvage et libre. »
« Mon intention ici est d’envisager le mot sauvage sous tous ses aspects, et d’étudier les liens qui se tissent avec l’idée de liberté, afin d’en dégager la portée profonde. Pour être véritablement libre, il faut accepter notre condition telle qu’elle est à la base, douloureuse, éphémère, ouverte, imparfaite, et être reconnaissant de cette non-permanence et de la liberté qu’elle nous offre. Car dans un univers fixe et stable, il n’y aurait pas de liberté. C’est cette liberté qui nous permet d’améliorer l’habitat, d’éduquer nos enfants et de chasser les tyrans. Le monde est naturel, et inévitablement sauvage à long terme, car le sauvage, qui est l’essence du processus même de la nature, est le principe d’ordre au cœur de la non-permanence. »
« Thoreau disait : « je cherche un état sauvage que nulle civilisation ne saurait supporter. » Cela n’est en rien difficile. Ce qui est plus difficile à concevoir, c’est une civilisation qu’un état sauvage pourrait supporter, et pourtant c’est exactement le but à atteindre. »
« Sans en être conscients, nous avons accès à de vastes réserves de mots au cœur de l’inconscient sauvage. Nous ne saurions, en tant qu’individus ou espèces, endosser la paternité d’un tel pouvoir. »
« L’étiquette de l’espace sauvage requiert non seulement de la générosité, mais également une certaine force de caractère qui puisse s’accommoder du manque de confort, de la reconnaissance de la fragilité de chacun, et d’une certaine humilité. […] « Un homme en colère est incapable d’attraper un poisson. » »
« N’attendons rien, soyons alertes et autonomes, attentifs et reconnaissants, généreux et directs. Calme et clarté sont au rendez-vous quand nous nous lavons les mains salies par le travail et que nous jetons un coup d’œil furtif vers les nuages qui traversent le ciel. »
« La vie sauvage, ce n’est pas seulement manger des baies au soleil. J’aime imaginer une « écologie des profondeurs » qui se pencherait sur le côté sombre de la nature, une boulette d’os broyés dans les excréments, des plumes dans la neige, des histoires d’appétit insatiable. Les systèmes sauvages ont une dimension noble qui fait fi de toute critique, mais ils peuvent aussi être perçus comme irrationnels, minables ou parasites. »
« Quel étrange sentiment ce serait de mourir et de rester debout pendant un siècle ou deux de plus ! Jouir d’une « verticalité morte ». Si les humains pouvaient faire cela, on entendrait des nouvelles du genre « Henry David Thoreau s’est finalement effondré. » Lorsqu’elle est saine, la communauté humaine ressemble à une forêt ancienne. Les petits se tiennent dans l’ombre et sous la protection des grands, même lorsque ces derniers sont enracinés dans leurs vieilles carcasses mortes. »
Gary Snyder, La Pratique sauvage, essais en liberté pour une nouvelle écologie [1990 & 1998], traduit par Olivier Delbard, Editions du Rocher, 1999, 234 pages.