Suite à la lecture de L’Évasion des reflets (Arroka, 2018) de Charles Robert

Il y a toujours beaucoup à dire d’un premier recueil de poèmes à compte d’auteur. Il faut, avouons-le, y être amené de la plus habile manière pour y jeter ne serait-ce qu’un œil. Il y faut en mon cas une affection préliminaire pour son auteur, qui naît mystérieusement sur quelques détails qui ne trompent pas ceux qui se reconnaissent.

Charles Robert est entré dans la librairie accompagné, en un « battement d’elles », des trois âmes femmes qui s’harmonisent avec la sienne. Son épouse futée et souriante et ses filles discrètes et gracieuses. Peut-être que je recompose l’image, peut-être n’y en avait-il qu’une. Lui avait l’air déraciné, ce que confirmera son écriture. Je ne savais pas alors qu’il écrivait, il venait ce jour-là écouter son ami Antoine Bruneau présenter le Journal ardent de Freddy Legrand, un collabo ordinaire.

M’avait frappé, à son bras, un tatouage anarchiste recouvert sobrement d’une chemisette sans provocation. Pas de pose, pas d’outrances, les justes traces d’un passé affleurant, sans doute. Qu’importe, et Charles Robert qui se présente comme reclus doit en souffrir : il n’est physiquement pas oubliable (est-ce que cela vient de la taille, des ornements d’encre, des cheveux longs, ou de la présence au monde qui dit poliment non ?), il faut qu’il compose avec les regards qui lui prennent un bout de lui pour essaimer jusque dans les contrées profondes, où l’on aspire pourtant à disparaître. Je ne dis pas toujours grand-chose, mais je considère chaque personne qui entre dans mon espace vital avec un souci du détail dont je me nourris, et dont ils ignorent tout. Je les consigne en silence, et si je ne retiens pas toujours les détails triviaux (leur emploi, par exemple, le nom de leurs enfants, leurs âges), je retiens l’essence principale qu’ils émanent, ce qu’ils ne disent pas mais qu’ils ne peuvent cacher. Enfin, il est régulier que je retienne le fond de leur œil si j’ose le regarder, ce qui revient au même si j’ai l’occasion rare de les lire. Toujours est-il qu’un homme singulier, réserviste de l’ombre dirait Marcel Moreau, entouré de sa famille, est entré dans une librairie rurale pour y entendre un ami et que cela pouvait suffire à me le rendre prioritairement sympathique. J’ai toujours un respect particulier pour les hommes authentiquement fiers d’être en famille. Un jour j’écrirai sur mon homme-famille à moi, mais j’ai pour l’heure trop peur de le décrire et de le figer, ma puissance étrangère, mon tendre pilier des heures creuses, les plus difficiles à passer avec un autre que soi, dans lesquelles il est entré simplement pour s’y tenir sans la nécessité de les combler.

« Peau contre peau sont nées ces divines enfants,
Qui éclairent nos jours contre marées et vents.
Et de nos différences si grandement respectées,
Tu clames la persévérance et moi liberté. »

Je frémis devant l’autoédition. Je l’ai en sainte horreur, comme on est répugné viscéralement par ce qui est trop proche de nous et qu’on n’a pas réglé. Le malaise que j’éprouve devant les auteurs autoproclamés vient de mon positionnement personnel ambigu face à l’écriture. Ils sont trop proches de ce que je ne me permets pas. Difficile de faire le tri dans les émotions contradictoires qu’ils déclenchent inévitablement, où toute noblesse d’âme abdique : le mépris, la condescendance, la jalousie, l’envie, la colère, mais finalement, balayant tout, cet amour pénible qui supporte le moindre être qui a commis un livre, fut-il de chasse ou de mœurs légères. Je considère les créateurs de livres comme des démiurges, et le panthéon absurde, foutraque et révoltant qu’ils font naître est la seule maison où je me sens chez moi. Il est donc tout à fait logique que j’en adore la plupart comme en déteste une grande majorité : ils sont chez moi et non l’inverse. Observez qu’ils entrent sans métaphore chez vous, ils s’invitent dans vos lits, sont tenus dans vos mains, et comme le dit magistralement Pascal Quignard, absorbé dans le coin de leur livre ouvert, vous laissez l’intégralité du monde visible dans votre dos. Ainsi disposés à la place du roi, il est normal qu’ils se fassent recevoir s’ils se comportent mal. Toujours le dialogue a lieu. Souvent rapide « tu m’emmerdes, j’ai autre chose à faire qu’à te regarder », il devient intéressant dès qu’il s’installe un peu.

Pour diverses raisons, le dialogue avec L’Évasion des reflets de Charles Robert a eu lieu. Je vais tâcher d’en exposer certaines sans piétiner la fragilité troublante qui trempe ces pages.

Pour entrer dans un univers, ce à quoi l’auteur m’invitait un peu maladroitement – indice témoin du fait qu’il n’a pas encore versé dans le battage rodé de lui-même, il faut des clés.

Charles Robert commet l’imprudence de les donner toutes. Il ne faut pas être diplômé des hautes écoles de psychologie pour en attraper la plupart, dès les premiers poèmes. J’ai refusé, dans un jeu étonnant de déni de lecture, d’en entendre la plupart pour me laisser le loisir de les chercher un peu par moi-même, je l’ai donc recomposé malgré ce qu’il écrivait. Je ne m’attendais pas ce premier dialogue de confrontation. Car il s’agit de cela : qui va désarmer en premier ? Ne me demande pas de plier si rapidement devant tes évidences. J’ai de la bouteille, camarade.

« J’ai des dessins sur tout le corps
Qui sont la douleur des efforts
Les gravures de mes espérances,
Les couleurs perdues de l’enfance. »

Je vois bien qui tu es, et que tu ne triches pas. Je ne peux rien faire de cette matière brute, elle entre violemment en conflit avec mes barrières. Si je laissais entrer tout le monde avec les mêmes bourrasques, je ne tiendrais pas bien longtemps. Oui je vois bien le semblable, le commun, la fraternité des catastrophes et la communion des conclusions. Mais cela fait longtemps que, si cela me touche, cela ne m’impressionne plus.

Le sentier du littéral est balisé, ponctué des aquarelles de Guy Papin qui donnent au recueil un étrange sentiment de couleur déplacée, de formes fébriles trempées de larmes, dont le calme témoigne d’une résignation profonde. Ici c’est encore la chemisette sur le tatouage, l’échine courbée pour passer une porte qui était suffisamment large pour s’y tenir droit. Sont-elles adaptées ? Le peuvent-elles seulement ? Sont-elles une possibilité, un objectif, ces aquarelles qui détonnent dans le barbelé et les racines arrachées ? Fallait-il préférer le poussif du ton sur ton ? Je n’ai pas la réponse.

Il y a quelque chose de cassé, définitivement cassé dans les vers de Charles Robert. Quelques-uns en sont même bancals, comme un instrument peut faillir et faire entendre, dans l’imperfection de l’interprétation, tout le sérieux avec lequel celui qui en joue donne sa peau en pâture. Il devient impossible de se moquer, on retient son souffle en espérant que le fil reprendra son cours. On ferme les yeux devant la possible chute. Beaucoup, au cirque, la souhaitent. Le second dialogue que j’ai eu avec Charles Robert est celui d’un accompagnement, d’une compassion sincère : je sens qu’il sait très bien où il n’a pas réussi, et qu’il n’est pas nécessaire de gifler une suffisance qu’il n’a pas.

Remonte sur selle. Ce vers-ci est raté, remonte. Continue, souffle. Ne tombe pas. Il fallait un sacré feu pour oser s’attaquer à la poésie rimée en bravant les sarcasmes. Mais il fallait aussi avoir conservé pour les anciennes structures une tendresse, un respect, une obédience dont tu te défends pourtant dans Maudites racines. Il est intéressant de noter que tu ne les as pas arrachées, les racines de la poésie classique, celle dans laquelle, plus que toute autre forme, la langue s’enferre, se fait dresser, là où elle n’est jamais libre, justement. Cette contradiction formelle, primitive, me dérange. Pourtant cette contradiction entre en quête et il n’y a rien de plus beau à observer que celui qui s’élance. Alors lorsqu’un vers saute comme une poussière sous le diamant de la platine, je n’évite pas de relever la faiblesse, mais je n’enfonce pas le clou. Je connais le sang noir qui écrit à notre place. Je ne veux pas en rajouter.

Ce qui m’intéresse au-delà de toute mesure, c’est que Charles Robert, s’il lit et écrit, n’est pas un lettré. Récemment, c’est ce que je lisais chez un Rigoni Stern. Une écriture récit, qui n’invente rien mais enchante l’existant. Cette puissance naïve est la seule véritablement désarmante, avec la simplicité chaude des enfants. Des siècles de philosophie, des heures de polémiques vaines, des sentiers entiers encombrés de mécanismes désossés sont balayés en ces quelques vers qui, comme chacun d’entre nous à l’aube, n’ont pas demandé à exister. Sans doute mon existence actuelle, après être passée au feu de toutes les complications, de toutes les subtilités, des pensées décarcassées, les doigts constamment sales par les tripes que j’allais ausculter méticuleusement pour y trouver des réponses, sera-t-elle entrée en résonnance  avec cette simplicité bancale qui dit plus de choses, plus vite, sur ce à quoi  nous serons perpétuellement soumis en dehors du champs de respiration d’un livre.

Ce à quoi nous ne serons plus soumis, le temps d’un livre.

Voilà pourquoi je sais qu’avait tous les droits d’exister ce livre qui n’est pourtant pas terminé, un peu bancal, pas toujours bien relu. Et comment aurait-il pu l’être, sans l’amour et le soutien indéfectible d’un éditeur ? N’est-ce pas la tragédie de tous ceux qui se publient seuls, de ne pas trouver cet œil, cette protection inestimable, ce souci permanent de terminer ce qu’une âme vive ne pourra pas boucler elle-même, occupée par la sidération de ce qu’elle aura couché ? Ce n’est pas la mère qui coupe le cordon et nettoie le nourrisson. On lui rend propre et sauf et dans ses bras le petit rayonne. L’accoucheur seul le sait, le connait, ce regard de la mère sur son petit nettoyé par un autre. Cette éternelle reconnaissance inquiète.

Charles Robert a accouché seul et cette violence des origines rend le livre immensément fragile. Il est certes beau comme peuvent l’être les petits des bêtes, et malgré ses couleurs paisibles ajoutées et son papier bien lisse, comme un petit chien doué à qui on voudrait mettre une robe pour plaire aux demoiselles polies, il n’a pas eu le courage, seul, de déchirer les derniers cadres.

Mais c’est un livre zéro. Un livre d’avant l’édition. Celui qui éditera Charles Robert et lui rendra son enfant non pas habillé mais débarrassé des peaux mortes afin qu’il le contemple pour ce qu’il est, aidera l’espèce en l’augmentant d’un spécimen de taille.

Ce troisième dialogue est, je le sais, le dilemme qu’il faut sans cesse affronter :

Dois-tu les lâcher, tes bêtes ? Te laisser dévorer, briser la structure rimée, utiliser non pas le mot qu’il faut mais le mot qui s’impose, laisser s’écrire ce qui se doit, regarder, reprendre. Fâcher, ignorer qui lira.
Ton petit animal qui ronge, dans le ventre, il finira par sortir, mais méfie-toi d’être exaucé : si nous craignons l’effroi et la mélancolie, nous sommes plus dépourvus encore lorsque survient le grand calme. Je pense que tu sais bien pourquoi c’est si irrésistible, à s’en relever la nuit. Lorsque tu comprends que tu peux écrire, que tu as ce pouvoir, rien ne peut plus t’en détourner, sauf peut-être chanter. Mais mal écrire détruit, rater provoque des réactions en chaîne.

Bienvenue dans un enfer sur mesure, dans le plus délicieux des cachots, dans les bas-fonds devant lesquels ta réaction d’écrivain déterminera la saveur et le relief dont tu veux faire don au monde.

Je vais à présent m’adresser directement à vous, Charles. Même si j’en ai encore un peu mal au ventre, et que je dois forcer une aisance que je n’ai pas, surmonter une appréhension maladive que seul l’écrit me permet de guérir. Alors que par écrit, je me permets pratiquement tout, cela ne signifie jamais qu’il ne m’en coûte pas un bras, tatoué ou non.

Un soir d’été, sur le parvis de la médiathèque de votre village s’étaient amassés une cinquantaine de personnes, sans doute plus, mais je regardais majoritairement mes chaussures. J’étais très peu à l’aise, comme fautive d’être là. Je n’étais pas de ce village, de cette fête-là. J’étais venue pour confirmer un instinct, celui  de ma première impression. Je ne serais jamais venue si je n’avais eu la certitude de pouvoir m’accrocher à deux ou trois âmes complices, quitte à les encombrer, en cas de foule. Qu’elles pardonnent mon embarras social, j’ai trop de pages déchirées en tête pour être exactement où je me trouve. Je venais écouter la présentation de votre livre.

Il faisait bon, doux, avec du vent. Les gens composaient une assemblée disparate autour de vous assis la mâchoire crispée, les Docks aux pieds, la chemise repassée comme en porte un papa encore étonné de l’être, sans plus aucun tatouage visible. Me tournant, j’ai vu un crâne lisse et trop bronzé posé sur un corps noueux, son propriétaire semblait déjà parti vers d’autres aventures, j’ai vu une femme avec une canne, comme en souffrance, capturée par le pouvoir de ces mots que vous lisiez en trébuchant. J’ai vu qu’un homme élégant dévoré de sourires psalmodiait son admiration. J’ai remarqué une foule d’enfants. Ils avaient emmené les enfants à une présentation de poésie, et c’était une fête. Ils courraient partout s’en moquaient bien, mais ils ourlaient toute la scène d’une familiarité nécessaire pour respirer dans l’émotion compacte que vous dégagiez. Une femme s’est rapprochée de moi pour mieux prendre une photo et son contact brûlait. Toute la scène était irréelle.

Vous avez, ne m’en voulez pas de trahir ce si mince secret, tremblé oui, et tenté de ne pas fuir les regards. Je pouvais sentir avec vous l’effroi abominable d’être ainsi exposé, à découvert. Lorsque vous avez dédié ce recueil à vos filles, tout le monde a pleuré. Ce n’était pourtant pas une si grande affaire mais voyez encore le pouvoir si étrange de la simplicité. Vous avez dénoué des tensions, vous avez touché en chacun de ces êtres utiles, qu’on ne semble plus convoquer que lorsqu’il faut qu’ils effectuent une tâche pour laquelle ils sont programmés, un sentiment d’intimité si puissant qu’ils ont tous pleuré. Moi je ne pleure plus mais j’encaisse et lorsque je suis loin des regards, je rends au monde ce que je lui dois. Question d’équilibre des forces.

Je n’ai rien trouvé à vous dire, pour la dédicace. Tout fut incongru, malhabile. Les rires forcés et qu’importe. Je savais que j’allais vous lire. J’acceptais. Sur le retour, m’enfuyant au plus vite, emportant avec moi ces tempes frappées de confusion dont j’avais peur qu’elles ne trahissent pas le bon émoi, j’ai arrêté la voiture sur un chemin de terre et j’ai pris en photo ces champs que les plus malins trouvent tristes. Ils étaient ce soir resplendissants de la dernière lumière avant extinction.

Je suis consciente de ne pas faire ici que du bien à votre livre. Un œil qui ne sentirait rien pourrait très vite en conclure que je le trouve raté. Ce n’est pourtant pas ce que j’ai écrit. Il n’est pas terminé.

Un œil qui ne sent rien aurait pu voir en ce soir d’été une mascarade ridicule suant de bons sentiments. Or, je vous parie que pas un seul des êtres présents ce soir-là ne saura expliquer ce qui s’est réellement passé. C’est bien pour cela qu’on écrit, n’est-ce pas ? Pour ce qui ne sait pas se dire, ce qui ne se voit pas, ce qu’on attrape en plaques ou mal de dos, en insomnies et en règles douloureuses, toutes ces sensations directes de ce qu’on n’a pas voulu tenter de nommer.

Je n’ai pas réussi, de fait, à exprimer ici exactement ce qu’il aurait sans doute fallu privilégier pour de saines relations de voisinage. Mais je vous propose, comme toujours, ce qui s’est imposé.

Les champs cramés de chaleur projettent des mirages sur les routes, entre votre village et le mien. Sans doute certaines minuscules distances resteront infranchissables, car pour aller de ce point à l’autre, lorsque nous portons ce sang-là, nous passons par l’univers, les failles sous-marines, les déserts mongols et les regards des chiens avant d’accepter d’arriver. Je ne sais pas si nous serons amis, si le terrain nous révélera quelque chose à nous dire, mais vous pouvez vous compter une alliée de plus, quelque part, qui se permettra cet unique conseil :

Écris sans crainte,

protège-toi des retombées.

____

Illustration : Tindar

 

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