Ce texte est intégralement dédié à Mathieu Bollon, et dévoué à Damien Echols ainsi qu’aux  » vrais » West Memphis Three : Steve, Christopher et Michael. RIP, autant que faire se peut et se pourra.

Arkansas

I’m not here. This is not happening.
Radiohead, How To Disappear Completely (And Never Be Found Again)

 Pradise Lost

« Je m’appelle Damien Echols bien que ce ne fut pas toujours le cas. » *

Paradise Lost: The Child Murders at Robin Hood Hills

Voici comment commence peu ou prou une histoire que je voudrais vous conter, telle que je la sais, c’est-à-dire projetée à travers un objectif sale, fragmentaire à rendre fou, diffusée en poison lent par l’injection des regards d’entremondes de tous ces hommes debout autour de trois enfants massacrés.

Le point de départ, c’est l’exceptionnel documentaire de Joe Berlinger et Bruce Sinofsky, Paradise Lost (d’ailleurs nominé en 2012 aux Oscars du meilleur doc, ce que j’ignorais alors), en trois parties d’un total de 7h environ, s’étalant sur 18 ans.

Un morceau de plomb noir, éternel sur le cœur. Se lever de sa pièce vide, chaude, sécurisée, après 2h30 de totale sidération. Trembler, mordue par la plus cruelle des litanies : « je ne sais pas, je ne sais pas »… Vouloir attraper un  juste, n’en trouver plus aucun, lui hurler « que se passe-t-il ? pourquoi, si fière pourtant de mes capteurs, face à ces accusations, je NE SAIS PAS ? » Si c’est cela la sagesse, son tourment est parfait.

1er mai 1993. West Memphis, Arkansas. Soir. Trois garçons de huit ans, Steve Branch, Christopher Byers et Michael Moore sortent faire du vélo, près d’un parking où accostent d’immenses camions, frôlant un bois de boue et de moustiques. Christopher, d’ordinaire agité, vient de se faire corriger par son beau-père, Mark, et sort probablement tout empli de cette énergie juvénile contradictoire. Steve discutait quant à lui devant sa maison, son vélo à la main, et Michael, le bout-en-train, fit sans doute quelques blagues alentour avant de s’évanouir dans la carte postale. Ne les oubliez pas, ne les oubliez pas.

Il fait chaud. Devant la bande de plastique jaune qu’on ne dépasse pas, Pam Hobbes, la mère de Steve, vacille et tombe. Mark Byers, en salopette et ruisselant sous sa casquette, ferme si fort ses paupières violacées qu’il vient de rencontrer son sang. Madame Moore secoue le bitume  de ses débattements insensés. C’est que les trois petits sont bien dans les bois, mais ligotés, étranglés, la peau en partie arrachée, l’un a le pénis manquant et plus aucune goutte de sang ne se trouve ni dans leurs pauvres petites enveloppes ni alentour.

Jesse Misskelley Jr a 72 de QI, et 17 ans. Après 12 heures d’interrogatoire, il avoue avoir assisté aux meurtres perpétrés par deux adolescents, de ses amis, qu’il dénonce : Jason Baldwin, 16 ans et Damien Echols, 18 ans. 72, 17, 12, 16, 18, beaucoup de nombres pour sceller un destin. Ce dernier est grand, glabre, aux longs cheveux de jais, il écoute Metallica et Slayer et lit des livres sur Aleister Crowley. Intelligent mais sans plus, il ne se défait pas d’une morgue qu’on peine à qualifier face aux accusations qui lui sont faites, qu’il rejette pourtant en bloc. Tu es dans l’Arkansas, ta jeune vie n’est pas exposée dans le bon ordre, devant les pires personnes. Tu es accusé d’avoir massacré trois enfants au nom de Satan, toi qui crois à une alliance surnaturelle avec la Terre, certes, mais une alliance, pas le chaos pour le chaos. Tu l’expliques calmement, tu n’arrives pas à réprimer une moue « Les gars, vous déconnez », personne ne nous forme à la scène du procès. Tu encoures la peine de mort. Tu as 18 ans et le malheur d’avoir lu quelques mauvais livres. On vient de te couper les cheveux et tu tentes de maîtriser cette coupe odieuse, car c’est ce détail de ta dignité, le seul, qui semble compter alors au moment où un expert en satanisme te montre du doigt. Nous sommes en 1994, et ce n’était pourtant pas fini tout ça. Tu viens d’avoir un bébé avec une rousse instable, et on te le colle sur les genoux en pleine audience, face aux familles qui ont perdu le leur. Les regards qui s’échangent sont alors absolument indescriptibles, la scène suffocante, et c’est encore toi qu’on blâme, moi la première. « Je lui donnerais des coups de batte dans les genoux pour effacer ce sale sourire de psychopathe de sa gueule », apprends-je à ma télé, qui ne me répond pas, lasse. J’ai pensé comme tout le monde. J’ai pensé à mes enfants, comme ils avaient souffert avant de mourir, omettant que je n’en ai pas et n’en meurs pas d’envie non plus. Et toi, quelle Attitude, exactement, aurais-tu du avoir qui ne soit pas la juste attitude de l’absurde choc d’être soudain célèbre pour de mauvaises raisons ?

Jesse Misskelley revient plus tard sur ses aveux et refuse de témoigner. Il est condamné à perpétuité. Des preuves indirectes (un couteau dans un lac sans empreintes, des fils de laine appartenant aux victimes retrouvés proche des accusés) et une attitude hermétique des deux adolescents les font condamner tout de même, à mort par injection létale, pour Damien Echols, à perpétuité pour Jason sans possibilité de remise. « Avez-vous compris le verdict ? Etes-vous satisfaits du travail de la défense ? » Impecc, les gars, j’ai 16 ans, je m’appelle Jason, je n’ai jamais quitté mon patelin, mon meilleur pote est promis à une jolie piqûre, moi je prends perpét’ pour l’avoir fréquenté et avoir été dénoncé par un limité mental qui s’est rétracté, seules preuves qui suffisent au moins à douze personnes. Faisons cela. Que tout se termine. Personne n’a jamais battu la rumeur avec sa simple innocence.

Une équipe de HBO suit cet événement pas à pas jusqu’au verdict durant les deux heures trente de la première partie, superbement montée entre les témoignages des familles des victimes, de celles des accusés et des forces de police et avocats. Lorsque le film se termine, révoltée par la douleur des familles et la nonchalance des accusés, je voue à Damien Echols un mépris rare, teinté de la rancœur de voir, par sa faute, les fameux amalgames métal + lectures noires = satanisme et barbarie se consolider. Mais enfin les coupables sont derrière les barreaux, du moins c’est ce que je crois. Immédiatement pourtant, un malaise indescriptible s’installe. Je ne sais pas s’ils sont arrogants et stupides, ou meurtriers d’enfants, et cette différence à établir  ne va  pas pouvoir s’évacuer d’un haussement d’épaules évasif. Ces ados sont-ils encore emprisonnés ? Echols a-t-il été exécuté depuis ?  Ce qui vient de se dérouler sous mes yeux, en simultané mais trop tard, bien trop tard pourtant, est extrêmement grave, et nous sommes en 2013. J’ai vécu 20 années collées au même âge que le leur, je ne les ai pas sentis, considérablement ignorés, je les connais par mon sang noir, mon ensauvagement progressif et définitif mais mes bois sont bien éclairés comparés aux leurs, un tel écart se rattrape-t-il ? Bon sang, où sont ces types, que deviennent les parents ? Je suis aujourd’hui dans les bois de mon salon, où sont-ils ?

Paradise Lost, Révélations.

La deuxième partie s’intitule « Révélations » : vont-ils avouer, et surtout expliquer leur geste ? Je dois attendre quelques jours pour la visionner, jours interminables durant lesquels je m’empêche de rechercher sur le net la résolution. Je veux suivre la progression du documentaire, comme je l’ai déjà dit plus haut, remarquable. Cette attente devient également un acte de foi. Ces vies exposées par les réalisateurs  sont plus valeureuses, plus substantielles, moins douloureuses et vertigineuses que trois résumés cliniques sur des sites dont je ne sais qui les tient. S’ils sont mentalement stables. Le contraire étant excusable voire appréciable après transformation artistique, regard et surtout via l’alchimie du temps passé aux côtés des intéressés.

Entre temps Mark Byers, tout droit sorti de chez Herzog, me revient constamment, derrière les grands yeux tristes de Damien Echols. Il m’empêche de marcher droit, il est constamment là. Pony tail et bec de lièvre, il hurle vengeance et maudit les condamnés. « The fakest creature on earth », tel que le qualifiera plus tard Damien, ou la colère juste, flamboyante, du Dernier Testament ? Protagoniste omniprésent, jurant dans sa chemise taillée dans le drapeau US assis devant la piscine croupie d’une maison délabrée, il occupe la place laissée vide par ces affreuses absences. Je le trouve inouï, ambigu, résistant. Parfois, je demande essoufflée à mon homme s’il le trouve bien pur, lui aussi, ou si le démon me reprend, que je me perds ? On ne peut plus répondre. La deuxième partie  a commencé, sur un ton bien différent. Une rafale de gifles. Un bon coup de karcher. La bêtise de tous, partout, pendant deux ans, a eu le temps de donner raison à trop d’auteurs morts. Et de piétiner les tombes des trois enfants qui auraient pu devenir autre chose que des pièces à ajouter au dossier.

1996 : Le premier appel des condamnés vient d’être rejeté. Une mobilisation de fans hystériques insulte les familles et s’enflamme pour ceux que l’on nomme à présent les West Memphis Three. Les lettres de soutien affluent, les tee-shirts, les groupies, les insupportables parasites qui sans décence aucune pour la peine éprouvée de chaque côté de la barrière de sécurité s’imposent dans les médias et martèlent inlassablement, sans plus de preuves que la partie adverse le même leitmotiv : trois innocents sont en prison depuis deux ans, l’un d’eux dans le couloir de la mort. Cela ne se peut.

Damien Echols est un fantôme. Il a été « abusé » comme on dit gentiment dans les douches du pénitentiaire. Plutôt deux fois qu’une. Deux jurys n’ont-ils pas confirmé la raclure d’assassin d’enfant sataniste qu’il était ? Son regard tutoie les murs, il ne sait même pas comment, et plus pourquoi il est encore vivant. Je commence à flancher. Pour un pervers narcissique, pourquoi, perdu pour perdu, ne tire-t-il pas profit de ses meurtres, ne s’en regorge-t-il pas comme les autres tueurs en mission et fiers de l’être ? Mon dieu. Personne de ces trois accusés ne s’est retourné contre l’autre, n’a tenté de négocier des aveux contre une réduction de peine. J’ai peine à respirer. Il n’a jamais été question de justice. De négociations. Ces emmerdeurs rebelles et mutiques sur les bancs du premier procès, sans un mot pour les victimes, cassés contre les vitres deux ans plus tard, vidés et saccagés par la rumeur, sont-ils le plus brutal cas de pharmakos si bien connu des lustres ou des manipulateurs dignes de figurer avec les honneurs dans les cauchemars de Quantico ? Ils resteront, dans le doute, en prison.

Paradise Lost

Paradise Lost, Purgatoire.

Depuis Ted Bundy, on le sait, « on ne mord pas ». Une empreinte de morsure est aussi unique que celle d’un doigt. Elle confond. Avec les fonds levés par l’association de soutien aux West Memphis Three, un détective est engagé et des analyses supplémentaires effectuées. John Douglas, superstar du profiling (je garde d’ailleurs un souvenir troublant de la lecture de son Prédateurs et victimes, basé sur ses enquêtes et son expérience des rapports violeur/violé(e)s, lui qui a fondé l’unité de Quantico), consent même à dresser un profil du tueur plausible ne correspondant en rien aux incriminés. Mais surtout, revenons à Mark Byers. Durant le tournage du premier volet, peu de temps donc après les faits, il offre à l’équipe du tournage un couteau de chasse. On y relève du sang. Il correspond aussi bien au sien qu’à celui de son beau-fils. Il est entendu, puis relâché. Lors des questions qu’on lui pose, il est pétrifié. Cet homme est en tout point inoubliable, je doute qu’il ait lu ses classiques, il en est pourtant un personnage sorti des terres humides. Ne l’oubliez pas.

Quelque part entre  la mort de sa femme survenue étrangement deux ans après le procès, et son retournement final en faveur des accusés qu’il se prend à défendre avec la même ferveur que lorsqu’il les condamnait, il s’est fait arracher les dents.

Or, on apprend dix ans plus tard qu’une morsure a été décelée sur le visage d’un petit, et qu’elle innocente les trois adolescents. Mais qui incrimine-t-elle ? ll faut avoir de bons nerfs. Lui n’a plus que des gencives. Je sais pourtant qu’il est pur. N’est-ce pas ? Répondez-moi.

On apprend aussi qu’un autre des beaux-pères n’a pas d’alibi pour la nuit du meurtre, et de l’ADN d’un des garçonnets qui n’est pas le sien sur ses lacets.

J’ai probablement de l’ADN de tout un tas de gens en des endroits que je ne soupçonne même pas. Le problème, c’est la tension. Le contexte. On ne pardonne qu’à moitié aux coïncidences après 10 ans de prison.

Bref, on ne sait rien. Et cela ronge. Personne n’avoue.

2004. En prison, Damien s’initie au bouddhisme, ce qui fait rire un citoyen moyen dont les seules sources de stress résident dans ses impôts, mais pas moi. Malgré les doutes qui devraient au moins convoquer le doute raisonnable, on lui apprend que s’il refait appel  en plaidant innocent, il ira cette fois-ci pour de bon se faire tuer. L’Arkansas ne cèdera pas, ne peut pas se désavouer.  C’est le temps qui a lavé mes dernières suspicions. Je me renverse lentement mais sûrement vers cet homme seul malgré le battage. Seul, avec une femme qui l’a épousé et vient déjà de passer huit  ans à tenter de le faire sortir, à lui envoyer de l’amour et de l’espoir. J’ai vaguement la nausée. Tout le monde s’en fout. Cela n’a que trop duré.

Je pense à cette photo qu’elle lui a envoyée, qui n’a rien de vulgaire, tout de gracieux. Dans ce cauchemar elle est debout, face au ciel, en contrebas, dans son jean taille haute et elle lui sourit ; Elle est en train de lui sauver la vie.

Tout le monde s’en fout, de lui, de Mark, des enfants, de Jesse qui n’a pas dû augmenter son QI dans l’histoire. Pauvre Jesse, fils d’un faux John Wayne dépassé mais toujours là. Fils de rien, nulle part, qui pleure parce que sa famille lui manque.

 Mais patience, car Peter Jackson se décide à produire un documentaire lui-aussi, pour l’histoire, car quel pitch, hein ? En 2011. Indécence de cette date. Paradise Lost existe depuis 1996. Johnny Depp donne des concerts pour leur cause. L’Arkansas commence à se sentir un peu obligé, voyez-vous. Alors on leur propose la dernière infamie. Qu’ils plaident coupables, tous les trois, et l’Etat assumera qu’ils ont payé leur dette (dix-huit ans). Ils sortiront.

Ils sortent donc, en 2011. Officiellement coupables, donc dans l’impossibilité de se retourner contre l’institution, et sans un sou en poche. Brave old America.

Damien ne dort pas pendant une semaine entière. Ses deux amis, en acceptant le deal, viennent de lui sauver la vie. Jamais, en 18 ans, ils ne se seront lâchés. Atom Egoyan sort un film en 2013, parce que quel pitch, hein ? Ce serait dommage….J’ai de l’amertume et de la reconnaissance pour ces vautours qui leur ont sauvé la vie. Paradoxe. Je ne sais pas.

Mais il y a mieux. Car Damien Echols, durant 18 ans, a écrit*. Son témoignage, à lui, a paru l’année dernière chez Penguin. Et je vais le traduire. Pour rien. Pour le geste. Pour calmer cette implosion qu’a produit en moi ce documentaire inestimable.

En attendant un jour, la vérité, ne l’oubliez pas.

« Et c’est eux, ces irrécupérables esprits solitaires, qui doivent nous retrouver de l’autre côté, au bord du fantôme. »
Aurélien Lemant, Traum

Damien Echols, Life After Death

Crédit photo d’ouverture : Peter Ash Lee

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