Entretien précédemment publié dans la lettre mensuelle de la Librairie Une Page À Écrire.

Paulina Dalmayer, née en 1974 en Pologne, expatriée en France en 1996 pour y terminer ses études, est écrivain et journaliste (Causeur,  Bon pour la tête…).  Amoureuse de la langue française, elle travaille directement dans notre langue des romans-fleuve et des récits dans lesquels jamais aucun ennui n’affleure, mais toujours la passion, la curiosité, et ce regard pertinent et insolite sur les hommes et les choses. Son style et sa manière, que nous avons découverts dans son premier roman Aime la guerre ! inspiré de ses deux ans comme reporter en Afghanistan, nous séduisent et nous entraînent vers de fiers horizons. Du sentiment du guerrier incompris à l’amour océanique des sages de l’Inde, de l’Afghanistan au Lubéron en passant par la Russie, prenons l’air accompagnés d’utiles références littéraires.

Paméla Ramos — Polonaise de naissance, vous quittez votre pays à 22 ans pour la France, où vous étudiez le journalisme et entamez votre carrière. En 2013, votre premier roman Aime la guerre ! est directement écrit en français. Comment ou plutôt pourquoi devient-on écrivain d’une langue « étrangère » ? Comment perceviez-vous la France avant de vous y installer et quel est votre regard sur elle aujourd’hui, culturellement et socialement, en comparaison de ce que vous en attendiez ?

Paulina Dalmayer —  Je suis arrivée en France avec une licence en journalisme, décidée à poursuivre mes études. Je ne songeais pas, à l’époque faire une thèse de doctorat. Pourtant quand on m’en a fait la proposition, je l’ai acceptée et me suis lancée dans une rédaction de plus de mille pages, tout en travaillant sur un roman en polonais. Vite, l’affaire est devenue schizophrénique. Prise par le temps et par la soutenance, j’ai dû abandonner le roman, dont les premières six cents pages (sic !) dorment dans un carton. Ensuite, il m’est naturellement venu de rédiger Aime la guerre !  directement en français. Cependant cela fragilise beaucoup, peut s’avérer même frustrant, car je suis jugée plus sévèrement sur la richesse de mon vocabulaire ou sur ma syntaxe qu’un Français. En même temps, il m’est plus difficile de défendre une tournure de phrase ou un mot, qu’on trouve mal choisi. J’en ai parlé avec Yoyun Li, formidable essayiste et romancière chinoise, qui vit aux Etats-Unis et écrit directement en anglais. Il lui a fallu, comme à moi, une dizaine d’années avant de se sentir à l’aise dans sa langue d’emprunt. Et comme moi, elle a exprimé une certaine fatigue par rapport à la nécessité de se justifier de chaque phrase, même si aux Etats-Unis on est bien plus habitué qu’en France à lire des écrivains d’expression anglaise mais d’origine étrangère. La critique de mon roman qui m’a fait le plus plaisir, est paru dans Elle ; la journaliste, Jeanne de Ménibus, a été la seule à relever que mon roman « palpite aussi de son amour pour le français ». Les Français peuvent paraître parfois arrogants ou, du moins, insensibles à l’effort et au plaisir que l’on prend à s’exprimer dans leur langue.

Cela rejoint votre deuxième question : la France me semble coupée du monde, presque provinciale en ce qui concerne la culture. En littérature, en arts, comme en philosophie, ce n’est plus la France qui mène la danse au niveau international. Elle n’est plus, non plus, une référence en ces matières. L’excellence vient et naît ailleurs, souvent dans les pays émergents. À chacune de mes visites en Pologne, je suis étonnée de voir des nouveautés en librairie, qui sont parues à peine hier dans leur langue d’origine : tout est très vite traduit et disponible.  Je me souviens que Slavoj Zizek est paru en France avec un retard de trois ans par rapport à la Pologne.

La France c’est aussi un pays qui a énormément changé. La France d’il y a vingt ans, celle des cafés au sol jonché de mégots, la France des œufs sur le zinc, qui me fascinaient car c’est une tradition inconnue en Pologne, n’existe plus. Tout est devenu lisse, propre (le souvenir de toilettes innommables dans un bistro d’Avignon en 1998 m’est resté gravé dans la mémoire !), aligné sur la même esthétique. La France est devenue un pays craintif, figé intellectuellement, qui ne croit plus ni en sa bonne étoile, ni surtout en son héritage. D’ailleurs, ce qui me semble particulièrement regrettable, c’est que même les Français qui essaient de défendre cet héritage, le font pour des raisons idéologiques. Ils ne veulent pas de ces étrangers qui empiètent sur leurs traditions, ce que je peux parfaitement comprendre, mais j’aimerais qu’eux-mêmes connaissent ces traditions et la langue française. Or cela devient rare. Il suffit de lire les pancartes dans certaines manifestations pour s’en convaincre.

P. R. — Vous suivez dans Aime la guerre ! une sorte de double, Hanna Dalmayer, reporter de guerre en Afghanistan, où son grain de folie et sa liberté d’esprit trouvent un terrain à leur mesure. Plutôt honnête sur ce qui compte vraiment dans son existence : ses rapports amoureux, elle confronte son intensité personnelle à deux hommes abîmés et engloutis par la guerre, chacun à leur manière, alors que ses propres rapports avec ce pays dangereux et définitivement autre se dégradent. Était-il plus facile pour vous de publier un roman dont les constatations sont parfois sulfureuses,  qu’un récit documentaire ? Quelles sont les raisons de ce choix de format ?

aime la guerre dalmayer

Paulina Dalmayer — Le format a été imposé par Claude Durand, Claude Le Grand, ai-je envie de dire, l’éditeur mythique de Soljenitsyne, qui m’avait reçue chez Fayard. Je lui avais proposé un document. « Nous avons Anne Nivat pour cela », m’a-t-il répondu. J’ai pris son invitation à écrire un roman comme un défi. Je ne le regrette absolument pas, au contraire. Ce qui peut paraître dérangeant dans le roman, aurait peut-être pu ne jamais trouver sa place dans un document car trop sensible. Je fais allusion aux engagements de plusieurs personnes qui ont servi de prototypes pour mes personnages et qui, dans certains cas, sont restées en Afghanistan. La préoccupation première était de préserver leur sécurité donc leur anonymat, de brouiller les pistes.  Du reste, j’aurais sans doute eu moins d’audace pour aborder certains aspects de ce pays dans une non-fiction, sans parler d’intuitions ou de « ressentis », pourtant saisissants. J’aime beaucoup les Afghans pour leur dignité, une forme de dureté aussi. C’est un peuple très fier qui ne se plaint jamais. Mais ce sont aussi des gens, il faut le dire, totalement étrangers à nos principes démocratiques. Les différends, ils les résolvent par la violence et les armes. C’est, dans une grande mesure, culturel, et cela ne changera pas de sitôt.

P. R. — Tribu, traduit en français il y a peu, est un essai original au départ attaché à l’explication psychologique du stress post-traumatique et de l’impossible retour du vétéran de guerre dans la vie civile dont la frivolité le blesse à tous les égards. Sebastian Junger y expose de façon tout à fait passionnante l’intensité de l’existence en période de grand traumatisme (guerre, catastrophe), où sont exacerbés les sentiments d’appartenance à « son clan », quel qu’il soit : un groupe d’étudiants entrés en résistance, un quartier solidaire lors d’une inondation, un corps de combat déployé sur tel théâtre des opérations… Le traumatisme apparaît comme moins important si le guerrier revenu est déjà bien intégré au corps civil et que celui-ci le comprend, ce qui est loin d’être le cas de nos soldats actuels par exemple, dont la vocation est plutôt perçue aujourd’hui avec mépris, ou du moins avec méfiance, incompréhension. Je n’ai cessé d’y repenser à la lecture de votre roman. La thèse qui sonne si scandaleuse à un civil n’ayant connu que la paix, qui veut que l’absurdité d’un retour au calme devienne invivable au « guerrier » qui a connu l’adrénaline, la réelle camaraderie et l’inconfort, irrigue tout votre roman. Aime la guerre : parce qu’on ne peut pas en revenir, parce que le tragique vaut mieux que l’absence complète d’horizon ?

Paulina Dalmayer — Cela n’a aucune valeur scientifique, mais je crois qu’il y a, outre l’adrénaline, un certain nombre de substances qui se libèrent dans le corps lors des périodes de stress extrême et en continu. Vivre dans un pays en guerre est selon moi avant tout une expérience corporelle. C’est un état difficile à décrire, mais qui oscille entre la tension extrême, l’euphorie et la peur. Un cocktail hautement addictif pour le corps et aussi pour l’esprit.  On vit tout très intensément, on ne fait pas de projets, tout est ramené à un oriental « ici et maintenant », à l’essentiel. Peut-être faut-il avoir une certaine sensibilité qui prédispose à aimer cette temporalité très saccadée et cette intensité. Et on ne guérit pas d’une sensibilité, pas plus qu’on ne s’en débarrasse par une volonté d’acier. Ce qui reste à faire selon moi, c’est essayer de l’apprivoiser. J’ai réussi à le faire, mais j’avais un métier prenant et des livres à écrire. Pour des « guerriers » comme j’en ai connus en Afghanistan, les perspectives d’un recyclage dans une vie ordinaire sont très minces. Egalement en raison de cet aspect addictif d’expériences vécues dans des pays en guerre. Parfois démêler ce qui relève d’une mission quasi sacerdotale de ce qu’il faudra qualifier de pathologie, s’avère peu évident. Cela vaut pour les soldats réguliers qui enchaînent les missions, mais aussi pour les reporters de guerre, des spécialistes en infrastructures militaires qui construisent des camps, veillent sur leur bon maintien et de ce fait vivent en expats éternels, ou même pour les travailleurs humanitaires.

Surtout, aussi provocateur que cela puisse en effet paraître aux gens qui n’ont jamais vécu l’expérience de la guerre, des amitiés et des amours inoubliables y naissent, des élans de grande solidarité, d’héroïsme, d’abnégation. Cela ne s’oublie pas face à la superficialité de nos relations dans les pays en paix, opulents. Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature, en a admirablement parlé dans Les Cercueils en zinc, un document bouleversant sur la guerre en Afghanistan vue par les soldats soviétiques. Un d’entre eux a ainsi résumé sa mission : « Quand j’y suis allé, j’avais trente ans. Là-bas, j’ai senti ce qu’est la vie. J’y ai passé les meilleures années de mon existence, je peux vous le dire. Ici notre vie est terne, mesquine : boulot-maison, maison-boulot… Là-bas, nous avons tout éprouvé, tout connu. ». Comment « décrocher » après avoir connu cela ? D’où les destins parfois tragiques de ces « guerriers », privés ou réguliers, à qui on ne propose aucune alternative dans la vie civile.

P. R. — Ce mois-ci, Joseph Kessel entre à la Pléiade. On ne peut s’empêcher d’y penser lorsqu’on vous lit, comme à Bruce Chatwin, l’un et l’autre ayant publié leur propre expérience en Afghanistan. L’un et l’autre, sacrés personnages, trempés d’un caractère formidable et jubilatoire, comme peut l’être votre Hanna, ayant eu tout sauf une carrière tracée, et prouvant une affection prononcée pour les marginaux forts en gueule. Je pense notamment à Tous n’étaient pas des anges de Joseph Kessel. Marchez-vous aux côtés de ces « maîtres », ou vous en sentez-vous parfaitement affranchie ? Quelles sont vos inspirations dans les classiques de récits de voyages, d’aventures et/ou de guerre ?

Paulina Dalmayer — Chatwin, très drôle, m’a beaucoup accompagné quand je voyageais. Kessel était une référence par rapport à sa connaissance intime de l’Afghanistan. Les Cavaliersest un immense roman, qu’il fallait oser écrire et surtout imaginer ! Mais au final, de mes lectures de l’époque, je garde surtout les femmes : Annemarie Schwarzenbach et Ella Maillart. J’aime l’opacité de Schwarzenbach. L’attraction de l’abîme qui était la sienne m’est très familière. Et j’ai l’impression, en la lisant, mais aussi par rapport à mon expérience, que ce sont les pays orientaux, exotiques, en proie à l’anarchie, comme l’Afghanistan ou la Perse des années d’avant-guerre, qui l’apaisaient. Le chaos ambiant a parfois cet effet étonnant sur les âmes en souffrance perpétuelle.

Un des auteurs que j’ai découvert à l’époque, était Joseph Conrad. J’ai voulu lire le livre qui a servi d’inspiration pour Apocalypse Now. Il ne me quitte plus. Tout comme Malaparte, dont La Peau  et Kaputt  occupent le panthéon de mes livres préférés.

Dans les récits de guerre, il m’a été récemment donné de lire un petit livre décapant, un brin maladroit mais avec des personnages attachants et une fougue narrative épatante : Carrément à l’Est de James Holin. L’action se déroule dans la Balanklavie, autre nom de l’ex-Yougoslavie.

Pour choyer mon penchant naturaliste, je m’oxygène aux auteurs de l’école du Montana, lis mes Américains fantastiques comme Jim Harrison ou Rick Bass, sans oublier tout le catalogue des Editions Gallmeister.

P. R. — Hanna Dalmayer fume comme un pompier, aime plusieurs hommes à la fois tout en affichant pour chacun une loyauté à toute épreuve, roule à moto et se met dans la poche divers petits malfrats de Kaboul, tout en réussissant également à approcher de plus grands pontes. Elle souffre, rugit, tempête et juge, se retrouve prostrée et désespérée, se met sous le feu, se rend complice de certaines exactions, tente des expériences à la bordure de la folie… cette héroïne est tout à fait libératrice, tout en ne sombrant dans aucun cliché. Tour à tour indépendante et insupportable, puis fébrile comme un petit animal à protéger, amoureuse d’hommes à la virilité classique, si je puis dire, donc aux faiblesses aussi assumées que leurs muscles, elle incarne une génération de femmes finalement peu exploitées dans la littérature contemporaine : vous êtes-vous peinte en partie dans ce portrait, explique-t-il la façon dont vous avez pu vous imposer dans un paysage policé, parfois frileux, aux révoltes somme toute très convenues et peu abouties : le milieu intellectuel français de ces dernières années ?

Paulina Dalmayer — À me lire, on imagine une femme « tendue » et « tonique », quasi à la marge. En réalité, j’aime tromper tout le monde avec mon côté très « Mittleuropa », attachée que je suis aux formes, au cérémonial, à ce qu’on appelait autrefois le « savoir-vivre ». Cela vient de mon éducation et je pense que je suis condamnée à composer avec. J’ai appris qu’il y a des choses avec lesquelles on ne plaisante pas, un code, un registre, des valeurs comme ceux du travail ou de la loyauté, mais qu’en dehors de cela, il est autorisé, voire indispensable, de vivre dans la plus grande liberté. Je suis donc très étonnée que les femmes en France ne trouvent qu’à se battre bruyamment contre le patriarcat, les prédateurs sexuels ou encore les inégalités, alors que leurs possibilités de vie sont infinies. Je me penche à présent sur mon troisième roman qui se déroulera en grande partie dans le milieu libertin. J’ai interviewé quantité de femmes pour ce livre, et il m’est paru très étrange qu’on ne parle pas de la relation très complexe que les femmes d’aujourd’hui ont avec leur sexualité, avec le désir. Il y a, comme chez les hommes, des prédatrices, des femmes à hommes, des épicuriennes, des frustrées, des perverses, bref- toute une palette d’attitudes, mais qui ne se limitent en aucun cas à celle d’une néo-féministe engagée. Point marquant : souvent mes interlocutrices refusaient de me parler de peur d’être jugées, car ce sont les femmes, me disaient-elles, qui jugent les autres femmes le plus sévèrement. Pourquoi aucune femme n’a-t-elle écrit sur les rivalités typiquement féminines, sur les condamnations souvent muettes mais lourdes qui pèsent sur celles qui vivent librement leur sexualité ? Un autre problème dont j’ai envie de me saisir à l’occasion et qui n’a pas été, à ma connaissance, encore exploité, c’est le fait que nombre de femmes, des jeunes mais aussi de ma génération, les quadras, ont adopté une sexualité présentée jusqu’à présent comme typiquement masculine : elles papillonnent, draguent sur Tinder, oscillent entre plusieurs partenaires. Cette suite de la libération sexuelle des années 60, euphorique pour certaines,  dystopique pour d’autres, me paraît sous-traitée dans la littérature, alors que c’est un sujet omniprésent, qui affecte les rapports sociaux et impacte la législation.

P. R. — Roman initiatique, aux genres mêlés, Aime la guerre ! semble invoquer la force, la puissance, la destruction comme miroirs dans lesquels se juger soi-même : sommes-nous prêts pour ce monde, comment y résisterons-nous, comment s’y aimer et se dévouer à un autre, ou plusieurs autres dans de perpétuels rapports conflictuels… Mais ce roman a déjà sept ans, ce qui est une vie entière pour un écrivain ! Vous venez en partie de le faire, mais pouvez-vous revenir sur vos pistes de cheminement depuis, alors que vous vous apprêtez à publier un nouveau « monstre » comme le dit votre éditeur, prévu début 2021 chez Grasset ? Vous m’avez soufflé par ailleurs  qu’une part d’utopie, surtout intime, vous anime et vous passionne bien plus, en ce moment, que la guerre…

Paulina Dalmayer — Entre les deux romans, est sorti, aux Editions Plein Jour en 2015, mon deuxième livre, Je vous tiendrai la main. Euthanasie, travaux pratiques. Paradoxalement pour un livre-enquête sur l’euthanasie, telle que pratiquée -légalement ou pas- en France, en Belgique et en Suisse, l’humour y est omniprésent. Toutefois, c’était pour moi de nouveau une confrontation avec la mort. Un face-à-face qui a duré presque un an- le temps qui m’a été nécessaire pour le travail documentaire, des interviews, enfin la rédaction-, et qui s’est conclu par un événement très particulier : j’ai répondu à l’invitation d’une Italienne condamnée par un cancer en phase terminale et résolue à venir clandestinement en Suisse pour y recevoir une injection létale. Nous avons passé ensemble la nuit qui a précédé sa mort. Puisque j’ai bénéficié de la confiance de cette femme, décharnée, à bout de forces, extrêmement digne, je m’étais jurée de raconter son histoire dans toute sa complexité qui renvoyait de facto à celle de la manière dont nos sociétés règlent les questions liées à la fin de vie, à la maladie et à la mort. Paru au moment où l’Assemblée nationale votait l’amendement à la loi Leonetti, et en pleine crispation autour du cas de Vincent Lambert, le livre s’est mal vendu, indépendamment du fait qu’il a eu de très bonnes critiques et un discret appui d’Alain Finkielkraut qui a participé à mon enquête. Tout un symbole. Nous aimons régler les problèmes les plus complexes par des référendums, en l’occurrence : pour ou contre l’euthanasie. J’ai néanmoins tiré une très grande satisfaction du travail sur ce livre. D’une part je me suis vue contrainte de réfléchir sur ma propre finitude, en parlant de la finitude tout court. D’autre part, mesurant la fragilité de la vie humaine, j’ai dégagé les thèmes sur lesquels j’ai voulu me pencher « en urgence ». Les chiffres ont fini par m’affecter : née en 1974, je venais d’entamer la deuxième moitié de ma vie, si on se réfère à l’espérance de vie pour les femmes en Occident. Vu de cette façon, l’affaire paraît impressionnante et presse à agir. Il a fallu que j’écrive sur la Pologne, sur ce qui en reste en moi, mais aussi sur la nature qu’en citadine encroûtée, je découvrais émerveillée, jour après jour, le temps de mon installation dans le Luberon.

J’ai ainsi passé les quatre dernières années de ma vie, quasi coupée du monde, à écrire un roman de 1300 pages, dans lequel il a fallu quand-même faire des coupures importantes. Une somme ? Pour moi, certainement. Comme il m’a fallu à un moment de ma vie raconter l’Afghanistan, de crainte que tout ce que j’aie connu là-bas de merveilleux et d’odieux ne disparaisse en même temps que les gens qui m’ont accompagnée dans cette aventure, il m’a fallu, à un autre moment, raconter l’axe Pologne-Lubéron-Inde, et ce que ces lieux signifient. Ils m’habitent plus que je ne les habite, vivant depuis quatre ans à Versailles. Leur point commun ? Ce sont des lieux fertiles aux utopies, or il me semble que, collectivement, nous avons un grand besoin d’une nouvelle utopie. Mes personnages l’inventent et la vivent à une micro-échelle, celle d’un couple, d’un groupe d’amis, d’une troupe de théâtre expérimental, convaincus que c’est la seule façon de faire barrage aux assauts du monde, à sa violence.

Vous considérerez cela comme une plaisanterie, venant de la part de quelqu’un qui titre son premier roman « Aime la guerre ! ». Reste que, même une guerre, on la déclenche ou on l’impose, pour parvenir à un modus vivendi paisible ou du moins apaisé. Je crois profondément qu’il nous faut un nouveau récit d’une issue heureuse pour l’humanité, tant sont grandes notre fatigue et notre déception. Les catastrophes ne nous apprennent pas grand-chose, ce qui ne tardera pas à se confirmer avec l’actuelle crise sanitaire. J’ai voulu démontrer que le contraire est possible.

Sur le papier du moins, cela semble fonctionner. Mes personnages décident, chacun dans un contexte spécifique, de faire le choix de la générosité et de la confiance : dans leurs partenaires de vie, ou dans l’amour, dans le monde, ou dans ce qui l’anime, dans le Cosmos qui nous surplombe de son mystère. Il n’y aucune prétention à l’universalité de la recette parce que nous ne partageons pas tous ce quelque chose de précieux que l’on appelle « l’intelligence du cœur ». Je ne verse pas soudain dans le Paolo Coelho, mais veux bien entendre la certitude avec laquelle s’était écrié Victor Remizov, grand romancier russe que j’ai eu le plaisir d’interviewer : « Bien sûr que c’est l’amour qui gouverne le monde ! ». Difficile de le constater au quotidien, me direz-vous, pourtant je veux bien donner raison à mon Russe. Justement, parce que Remizov est russe et moi polonaise. Et que nous nous sommes retrouvés à Paris en 2016 pour discuter de littérature. Il y a un quart de siècle, cela aurait été impossible.

Du reste, écrire un roman avec un happy end sur des gens qui ont l’audace de vivre dans une exigence de vérité envers eux-mêmes, qui sont presque insupportables dans l’habileté avec laquelle ils ménagent leurs proches tout en vivant librement leurs passions, enviables de la façon dont ils savent s’aimer et se respecter, m’a paru être un digne défi. Rien de plus difficile que de décrire la forme que nous voudrions donner au bonheur, s’il pouvait se matérialiser. Mais peut-être il y a-t-il justement si peu de ce bonheur autour de nous, parce que nous manquons de l’imaginer, ne sachant que trop rarement ce que nous attendons réellement de nous-même et de la vie.

D’une guerre l’autre, ainsi donc passe-t-on de la folie belliqueuse en Afghanistan à celle du dépassement de soi et de l’amour océanique façon Ramana Maharshi.

Propos recueillis pour la librairie Une Page à Écrire, juin 2020.

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Le mauvais présage |Stéphane Audoin-Rouzeau, La Part d’ombre, le risque oublié de la guerre

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