À propos des Cosaques, de Léon Tolstoï, traduit du russe et préfacé par Boris de Schloezer, Les Belles Lettres, 2020.

Fortement inspiré de son départ, à 23 ans, pour le Caucase où il espère rompre avec sa vie de brute à Moscou, alors que jeune « richard » désœuvré, il perd son temps et le sens de son existence, Tolstoï fera courir l’écriture des Cosaques sur dix ans (1851-1862), n’y mettant un point final que pour obtenir une avance destinée à absorber ses dettes de jeu.
Olénine, son double mélancolique et désabusé, rêve romantiquement à la vie rustique et simple de ces êtres régis par les lois de la nature, tuant, volant, aimant selon leurs codes et leurs appétits, buvant, chassant, vibrant avec un environnement qu’ils défendent âprement contre les Abreks, leurs ennemis mortels. Il s’installe au village, s’enflamme en pensant trouver le bonheur dans un don de lui-même trop poussif qui n’attire que méfiance et mépris de la part de ceux envers lesquels il se montre trop généreux, se convainc qu’il est fait pour ce repli lettré, méprisant son existence précédente, la ville et ses superficialités; se défie des femmes auxquelles il préfère la compagnie des chasseurs et des livres, se veut de tous les combats, de toutes les expéditions et se découvre une vigueur renouvelée, une révélation purificatrice… de courte durée.
Olénine n’est pas une force de la nature heureuse et repue, poussée des mêmes racines, et rien n’y fera : la désillusion de ce « retour au sauvage » sera aussi cruelle qu’écrite. Olénine est « laid, discordant », il se sait « faible et disloqué », corrompu à tout jamais par le ver qui le ronge, cet esprit trop profond pour être compris par ces Cosaques qui font corps ensemble et depuis toujours, effrayants de corpulence, de santé et d’aplomb. Olénine n’est pas chez lui, et son amour débordant, intellectuel et faussé pour ce qu’il espérait être ses nouveaux amis, son nouvel espoir, ne lui sera pas rendu. C’est tout le piquant de ce court roman fin comme une moutarde qui brûle et envoûte, pour nous masquer un instant la saveur altérée du réel… qui revient avec un arrière-goût plus faisandé encore.

Extraits

La femme cosaque

Extrait des pages 44-45

La femme, aux yeux du cosaque, est l’instrument de son bien-être. À la jeune fille il est permis de s’amuser ; quant à la femme mariée, elle est obligée de travailler pour son mari jusqu’à la vieillesse la plus avancée et est soumise à un despotisme tout oriental. Mais cette attitude a pour conséquence le développement physique et moral de la femme cosaque qui, apparemment assujettie, jouit dans la vie domestique (ainsi que cela se passe généralement en Orient) d’une influence, d’une autorité infiniment plus grandes que n’en possèdent ses sœurs d’Occident. Éloignée de la vie publique, rompue aux pénibles besognes masculines, elle n’en acquiert que plus de poids et de force dans la conduite de sa maison. Le cosaque qui trouverait inconvenant de parler affectueusement à sa femme ou de bavarder avec elle en présence des camarades, subit malgré lui sa supériorité lorsqu’il se trouve seul avec elle. La maison, tout ce qu’elle contient, tout l’avoir du ménage a été acquis par elle et ne subsiste que grâce à ses peines et à ses soins. Bien qu’il soit fermement convaincu qu’il est honteux pour le cosaque de travailler, que le travail ne convient qu’à l’ouvrier nogaï et à la femme, il sent confusément que tout ce dont il profite et qu’il appelle sien, est le fruit de ce travail, et qu’il dépend de la femme, mère ou épouse, son esclave, de l’en priver. En outre, le dur labeur masculin dont on l’a chargée, a conféré à la femme de la Crête un caractère viril, indépendant, et a extraordinairement développé en elle la force physique, l’esprit de décision. Les femmes sont généralement plus fortes, plus intelligentes, plus belles que les hommes. Ce qui est frappant surtout dans la beauté de ces femmes, c’est l’union d’un visage du plus pur type tcherkesse avec la complexion large et robuste des populations du Nord. Elles portent le costume tcherkesse : chemise tartare, béchmèt et bottes souples, mais elles nouent leur fichu sous le menton, à la russe. L’élégance, la propreté et le goût sont chez elles une habitude, un besoin inné qui se manifestent tant dans leur mise que dans l’arrangement de leur maison. Dans leurs rapports avec les hommes les femmes, et plus encore les jeunes filles, jouissent d’une entière liberté.

La joie du renoncement

Extrait des pages 150-151

« Et qu’importe après tout que l’herbe pousse sur ma tombe ? Il faut quand même vivre, être heureux, je ne souhaite que cela, le bonheur ! Peu importe ce que je suis : un animal comme les autres que l’herbe recouvrira ou un cadre où s’est insérée une parcelle de la divinité ; il faut tout de même vivre le mieux possible. Mais comment faut-il vivre pour être heureux ? Et pourquoi n’étais-je pas heureux avant ? » Il évoqua sa vie passée et eut horreur de lui-même. Il se vit égoïste, exigeant, alors qu’en réalité il n’avait besoin de rien pour lui-même. Et il ne cessait de contempler la verdure translucide, le soleil qui déclinait déjà, le ciel pur, et éprouvait toujours le même bonheur. « Pourquoi suis-je heureux ? Et pour quoi ai-je vécu jusqu’ici ? se demandait-il. Comme j’étais exigeant lorsqu’il s’agissait de moi ! Comme je compliquais l’existence et n’aboutissais qu’aux regrets et à la honte ! Et voilà que je n’ai besoin de rien pour être heureux ! » Et soudain il crut découvrir une lumière nouvelle. « Voilà ce qu’est le bonheur ! se dit-il. Le bonheur consiste à vivre pour les autres. C’est clair. L’homme porte en lui le besoin d’être heureux ; ce besoin est donc légitime. Et le satisfaisant d’une façon égoïste, c’est-à-dire en recherchant pour soi-même richesse, gloire, confort, amour, il se peut que les choses s’arrangent de telle sorte que la satisfaction de ces désirs soit impossible. Par conséquent, ce sont ces choses qui sont illégitimes et non pas le besoin du bonheur. Quels sont donc les désirs qui peuvent toujours être satisfaits, en dépit des circonstances extérieures ? lesquels ? L’amour, le renoncement ! » La joie qu’il éprouva à la découverte de ce qui lui semblait une vérité nouvelle, le bouleversa à tel point qu’il bondit sur ses pieds et dans son impatience se mit à chercher pour qui il pourrait immédiatement se sacrifier, à qui il pourrait faire du bien, qui aimer. « On n’a vraiment besoin de rien pour soi-même, songeait-il. Pourquoi donc ne pas vivre pour les autres ? »

Il prit son fusil et sortit du taillis dans l’intention de rentrer au plus vite à la maison pour réfléchir à tout cela et trouver une occasion de faire du bien à quelqu’un.

Cet éternel ennui rentré dans le sang

Extrait de la page 226

Il faut avoir éprouvé au moins une fois ce qu’est la vie dans toute sa beauté naturelle. Il faut avoir vu et compris ce que je vois chaque jour devant moi : les neiges éternelles, inaccessibles, des montagnes et une femme dans toute sa fière et primitive beauté, telle que devait l’être la première femme lorsqu’elle sortit des mains de son Créateur. C’est alors que l’on voit clairement qui périt, qui vit dans la vérité et qui vit dans le mensonge : vous ou moi ? Si vous saviez combien vous me faites pitié et horreur avec vos illusions ! Quand je me représente au lieu de ma maisonnette, au lieu de ma forêt, au lieu de mon amour, ces salons, ces femmes aux cheveux pommadés agrémentés de boucles postiches, aux lèvres minaudantes, aux membres débiles et déformés, soigneusement dissimulés, et ce babil des salons dénommé conversation, bien qu’il n’ait aucun droit à cela, j’éprouve un insupportable dégoût ! Je revois ces faces obtuses, ces riches jeunes filles à marier dont le visage dit : « Ne crains rien, approche, bien que je sois un beau parti ! » ces salamalecs mondains, ces entremetteuses impudentes et ces éternels commérages, cette hypocrisie, ces conventions stupides ; à celui-ci la main, à celui-là un simple signe de tête, à un autre quelques mots ; et enfin, cet éternel ennui entré dans le sang et qui se transmet de génération en génération (et tout cela consciemment, avec la conviction que c’est indispensable) ! Comprenez une chose, ou croyez-moi : il faut voir et saisir ce qu’est la vérité et ce qu’est la beauté ; alors tout ce que vous dites, tout ce que vous pensez, tous les souhaits de bonheur que vous faites pour vous et pour moi, tomberont en poussière. Le bonheur, c’est d’être avec la nature, de la voir, de lui parler.

Désillusion

Extrait de la page 229

J’ai essayé de m’adonner à cette vie, et j’ai ressenti encore davantage ma faiblesse et mon manque de simplicité. Je ne parvenais pas à m’oublier, à oublier mon passé compliqué, laid, discordant. Et mon avenir m’apparaît encore plus désespérant : tous les jours j’ai devant moi ces lointaines montagnes neigeuses et cette femme heureuse et fière ; et il n’est pas pour moi, le seul bonheur possible en ce monde, elle n’est pas pour moi, cette femme !… Le plus affreux et le plus doux dans ma situation, c’est que je sens que je la comprends et que jamais elle ne me comprendra. Elle ne me comprendra pas, non parce qu’elle m’est inférieure ; au contraire elle ne doit pas me comprendre. Elle est heureuse ; comme la nature, elle est égale, paisible et plongée en elle-même. Et moi, un être faible et disloqué, je veux qu’elle comprenne ma difformité et mes tourments !

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À vrai dire une seule chose intervient ici pour démentir quelque peu cette impression : la violence avec laquelle ces êtres s’en prennent à leur destin. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, car à vrai dire la révolte ne se justifie que si l’on peut en appeler à quelqu’un. > Lire plus

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